Interview – Edmond Tourriol

Traducteur, scénariste et membre du Studio Makma, Edmond Tourriol a trouvé le temps, dans son agenda chargé, de répondre à nos questions, histoire de découvrir un peu plus l’univers de la traduction. Sans langue de bois, évidemment !
Comment en es-tu venu à traduire des comics ?

J’ai toujours lu des comics. Pour ainsi dire, j’ai même appris à lire avec les comics. Avant l’âge de cinq ans, ma mère m’avait appris à lire, et je lisais les X-Men dans Spécial Strange. J’ai commencé à lire ces comics en version originale quand j’avais 13 ans, lorsque j’ai découvert des comics américains dans une épicerie quand j’étais en vacances : Amazing Spider-Man, Daredevil et Alpha Flight. J’étais comme un fou en pouvant lire ces épisodes plus d’un an avant leur publication française chez Lug. Par la suite, j’ai commencé à en lire de plus en plus en anglais, et ça m’a aidé à avoir un super niveau dans cette langue (18 au bac). Quand j’ai commencé à travailler en amateur dans le milieu de la BD, j’ai pas mal réseauté à l’occasion des salons et festivals dédiés à la bande dessinée ou aux comics. Et c’est comme ça que j’ai fini par avoir l’opportunité de passer un test de traduction sur la série The Creech aux éditions Semic. Mon essai a été concluant, et je me suis vite retrouvé à traduire plusieurs séries de l’univers CrossGen pour cet éditeur. Ma carrière de traducteur de comics était lancée !

Comment travailles-tu ? Quelles sont les différentes étapes du métier de traducteur ?

On l’oublie souvent, mais la toute première étape consiste à trouver du boulot. Bien sûr, je ne me pose plus trop ce genre de question, parce que ça fait vingt ans que j’évolue dans ce milieu, mais au début de sa carrière, il faut d’abord faire sa place. Le réseautage est très important. Tu auras beau être le meilleur traducteur du monde, si tu ne vas pas montrer ta gueule aux éditeurs de temps en temps, ils vont vite t’oublier. Sinon, au lieu de passer ton temps à démarcher des prospects dans un milieu ultra fermé, tu peux aussi t’adresser à un agent qui va te trouver des missions, ou bien intégrer une agence de traduction, comme le studio MAKMA, par exemple, spécialisé dans l’adaptation d’ouvrages étrangers comme les comics, les mangas ou les webtoons. Oui, je prêche pour ma paroisse, hahaha !

Bon, bref, une fois que tu as le boulot, on repasse sur les étapes du travail proprement dit. La première, c’est de lire le bouquin que tu veux traduire. Idéalement, tu l’auras lu avant d’en hériter de la traduction : c’est important de bien connaître l’univers dans lequel on évolue. Si ça se trouve, tu auras même lu le bouquin, tu l’auras adoré, et tu auras fait du lobbying auprès des éditeurs pour qu’ils en achètent les droits et t’en confient la traduction. Perso, c’est comme ça que j’ai pu traduire des séries comme Walking Dead, Luther Strode, Doomsday Clock : l’éditeur les aurait publiés de toute façon, mais je m’étais tellement bien positionné dessus que j’avais de l’avance sur d’autres traducteurs (pour les deux premières, tout le monde s’en foutait, de toute façon).

Après avoir lu le bouquin, tu commences donc la traduction. Idéalement, tu fais un premier jet que tu vas relire par la suite en faisant les enrichissements (caractères gras ou italiques). Lors du premier jet, j’essaie de m’arrêter le moins possible sur les difficultés. En cas de doute, je surligne en jaune ou en rouge pour y revenir plus tard, lors de la phase de relecture. Jaune : à reformuler ou à vérifier. Rouge : erreur probable à corriger. Quand j’ai relu et que je me suis débarrassé du jaune et du rouge, j’envoie ma trad, généralement à l’éditeur.

Parfois, quand on a la chance de bosser sur plusieurs étapes en interne chez MAKMA, comme la relecture et le lettrage, on peut encore échanger avec les différents maillons de la chaîne graphique, et éventuellement affiner encore la trad, voire la sauver d’une erreur manifeste quand le correcteur se prend les pieds dans le tapis (ça arrive tout le temps). Sinon, quand un traducteur de comics envoie sa trad à un éditeur, c’est un aller sans retour. Au revoir, petite trad.

T’arrive-t-il parfois d’entrer en contact avec les scénaristes originaux pour mieux cerner les besoins de traduction ?

C’est très rare. Je me souviens que ça m’est arrivé sur Fairy Quest, j’avais discuté avec Paul Jenkins pour avoir des éclaircissements sur je ne sais plus quoi qui posait problème au moment de la trad en VF, et qui devait probablement lever une ambiguïté  que je ne voulais pas trahir. Parfois, j’en aurais vraiment besoin, mais quand tu traduis surtout du matos écrit par Robert Kirkman ou Geoff Johns, accroche-toi pour avoir une réponse avant que la VF soit publiée !

 

J’imagine que traduire du New Teen Titans, Shirtless bear Fighter ou Fire Power ne se fait pas forcément de la même façon. Comment abordes-tu ces titres au style, ambiance et période différents ?

D’un point de vue méthodologique, c’est quand même un peu le même boulot. Tu lis la VO et tu traduis ça en VF. Ensuite, c’est une question de sensibilité et de lectorat visé. Par exemple, la cible de Walking Dead est en principe adulte, quand la cible de Justice League est « grand public », c’est-à-dire que potentiellement, un enfant de six ans peut lire la série. Du coup, autant Negan peut parler d’enculer le cul des gens dans TWD, autant Guy Gardner se contentera de le leur botter dans Green Lantern. Sinon, en terme d’ambiance de travail, il m’arrive de choisir certaines musiques de film pour me mettre dans l’ambiance. Ou certains groupes qui sont bien assortis. Par exemple, j’ai l’intime conviction que l’album Powerslave d’Iron Maiden est la véritable bande son de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons. Du coup, quand j’ai traduit Doomsday Clock, qui est plus ou moins sa suite dans l’univers DC, j’ai écouté l’intégrale de Maiden en boucle (heureusement, ça fait un paquet d’albums). Scream for me, Long Beach!

Quelle durée cela te prend-il pour traduire, par exemple, un volume comme New Teen Titans de 500 pages environ ?

C’est hyper long. Les comics des années 80, surtout quand ils sont écrits par des gros bavards genre Marv Wolfman ou Chris Claremont, ça te prend vite une journée pour deux épisodes. C’est pas forcément très compliqué en soi, mais c’est assez verbeux. Donc un bouquin de 500 pages de BD comme ça, c’est trois semaines de boulot, week-end compris. Mais de toute façon, je fais rarement uniquement de la trad, vu que j’ai beaucoup de boulot à superviser au niveau du studio MAKMA, donc en fait, c’est beaucoup plus long. Heureusement, on met laisse davantage de temps que quelques semaines ! 

Un titre humoristique présente-t-il plus de difficultés à traduire ?

Disons que ça dépend du genre d’humour. Les jeux de mots ou les blagues qui font appel à un point de culture pas forcément évident pour un lecteur français, ouais, ça peut vite devenir galère. Là, je dois trouver une solution. On n’est carrément plus dans la traduction, mais clairement dans l’adaptation free-style. Je plains les traducteurs de Deadpool, par exemple. Trop de blague tue la blague. 

Y a-t-il un titre ou une série qui t’ait particulièrement donné du fil à retordre ?

Oui, forcément. Au début de ma carrière, j’ai eu l’honneur de traduire le crossover JLA/Avengers : c’était à la fois un rêve devenu réalité, et un véritable cauchemar. Un rêve, parce que ça représentait la quintessence des personnages qui m’avaient donné envie de bosser dans les comics, et un cauchemar parce que c’était hyper bavard, et parce que je devais donner une voix propre à chaque personnage, pour respecter les efforts du scénariste Kurt Busiek, fin connaisseur de ces héros. Plus récemment, j’ai beaucoup souffert avec les différentes séries dérivées de l’univers Watchmen : Before Watchmen et Doomsday Clock. Ce sont des séries très, très référencées. Quand je les traduisais, je passais mon temps à faire des recherches pour un oui ou pour un non, et notamment dans Watchmen pour vérifier la VF officielle de tel ou tel dialogue. J’y ai passé un temps fou, mais quel pied !

Y a-t-il une traduction dont tu es particulièrement fier ? 

Oui, bien sûr. Il y en a plusieurs, même. Déjà, pour commencer, je viens justement de citer deux des projets dont je suis le plus fier. Le crossover JLA/Avengers pour le côté rêve de gosse, et la saga Doomsday Clock, qui représente tout de même l’intégration des personnages de Watchmen dans l’univers DC. Watchmen, c’est mon comic book préféré de tous les temps. Je l’ai découvert à la sortie de l’adolescence, dans les magnifiques publications Zenda. Et je trouve que la traduction de Jean-Patrick Manchette est un chef-d’œuvre. Donc bien sûr, pas question de toucher à Watchmen tel qu’on le connaît en VF. En revanche, jouer avec cet univers en travaillant sur les séries qui gravitent autour, c’est génial. Je m’étais déjà bien amusé avec Before Watchmen, mais l’intérêt de ces BD restait tout de même assez anecdotique. Alors que Doomsday Clock, en dehors du fait que j’ai adoré en tant que lecteur, c’est un moment clé dans l’histoire de DC et de Watchmen, avec cette convergence des deux univers qui se matérialisent. J’ai mis tout mon cœur dans cette trad.

Par ailleurs, je ne suis pas seulement fan de Watchmen. Je suis aussi un gros fan de comics de super-héros en général. Il y a plusieurs runs que je suis fier d’avoir traduits. La totalité des Green Lantern de Geoff Johns, par exemple. Ou certains Uncanny X-Men de Chris Claremont et Marc Silvestri, des Iron Man de David Micheline et Bob Layton. En tant que fan de Robert Kirkman, je suis très heureux d’avoir adapté toute la saga Invincible pour le marché français. C’était ma série de super-slips préférée quand elle sortait encore (devant le Savage Dragon, c’est dire). Enfin, ce qui restera probablement ma plus grande réussite de traducteur, parce que c’est un monument de la culture pop : Walking Dead. J’étais lecteur de la série dès ses débuts en octobre 2003, et j’ai fait du lobbying auprès de Semic pour la traduire « si jamais ils achetaient les droits ». Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à bosser sur l’adaptation d’un petit comic book de zombies en noir et blanc dont tout le monde se foutait, hahaha ! Aujourd’hui, je trouve ça super de savoir que quiconque lit la série en français profite des dialogues que j’ai adaptés moi-même, avec des « voix françaises » que j’ai sculptées au fil du temps. Le vocabulaire de Negan, par exemple. Quel pied d’imaginer un truc pareil. Un recueil des meilleurs « neganismes » a été publié aux éditions Delcourt. Quelque part, au fond de moi, je sais que c’est aussi un recueil de « tourriolismes ».

Le traducteur est mentionné en tout petit sur la dernière page du livre alors qu’une mauvaise traduction peut en gâcher la lecture. As-tu l’impression d’un manque de reconnaissance de ton métier ?

Hahaha ! Bien sûr. Tout le monde s’en branle de la traduction. Il faut vraiment être particulièrement cultivé pour avoir conscience du fait que les dialogues n’arrivent pas en français par magie dans la bouche des personnages. Et souvent, ceux que ça intéressent n’ont pas la moindre idée de ce qui fait qu’un dialogue est bon ou non. Ils vont relever un écart par rapport à la version originale et crier au scandale, parce qu’eux, avec leur diplôme ronflant, ils auraient « respecté » le texte en le traduisant bien sagement avec le dictionnaire sur les genoux. Mais bordel, on en meurt, de ça. Cette traduction plate et sans saveur que tous les trous du culs appellent de leurs vœux, ils vont finir par l’avoir. Et ce jour-là, quand tout le monde mangera de la merde, les gens trouveront ça bon. Des gens vraiment capables de traduire avec talent des histoires de comics, il n’y en a pas tant que ça, sur le marché. L’autre jour, j’ai lu un article dans lequel une éditrice se plaignait que c’était toujours les mêmes qui traduisaient les comics. J’ai un scoop pour toi, chérie : c’est parce que c’est un métier.

Le métier de traducteur a-t-il évolué depuis tes débuts ? De quelle façon ?

Oui, forcément. Mais pas tant que ça, en ce qui me concerne. Déjà, je suis probablement un peu largué en ce qui concerne les outils technologiques qui existent. Perso, je bosse avec Word et je fais mes recherches sur Google. J’ai bien quelques sites de référence, mais essentiellement, tout ça existait déjà (pas forcément depuis longtemps) quand je me suis lancé en 2001. Je sais qu’il existe aujourd’hui de nombreux logiciels d’assistance à la traduction. Mais je n’en ai jamais essayé un seul. Je parle anglais couramment, et les rares fois où je ne connais pas un mot, j’ai mon dico et j’ai Google. En fait, le changement le plus flagrant, c’est la question du calibrage. Au début, on me demandait de coller strictement au calibrage du texte américain, ce qui impliquait donc de couper un peu dans le texte VF pour que ça rentre dans les bulles. Aujourd’hui, la plupart des lettrages sont effectués sur Indesign dans des bulles sur calques séparés, ce qui permet de les modifier très facilement. Du coup, je peux me permettre d’être un peu plus bavard qu’avant. Mais bon, fondamentalement, ça reste le même boulot. Après, si ça se trouve, les traducteurs qui viennent d’entrer sur le marché ont des méthodes différentes (de ce que je vois sur le net, la mode est à la traduction bien littérale qui colle au texte, donc effectivement, peut-être qu’ils utilisent des logiciels, va savoir). 

Quelle est ta relation avec les comics en tant que lecteur ? Etant plus jeune ? A l’heure actuelle ?

Comme je te l’ai dit en début d’interview, j’ai vraiment grandi avec les comics. Ils ont toujours été au centre de ma vie. D’abord en tant que lecteur avide jusqu’à mes 27 ans, puis en tant que professionnel par la suite. Aujourd’hui, c’est compliqué. Mon activité au sein du studio MAKMA me prend environ 80 heures par semaine, et je n’ai plus le temps de lire pour mes loisirs, hélas. Donc en gros, si on ne me paye pas d’une manière ou d’une autre pour bosser dessus, je ne lis plus de comics. Donc bon, par la force des choses, j’en lis encore beaucoup, à commencer par ceux que je traduis, mais disons que je n’ai plus ce côté fanboy que je pouvais encore avoir il y a quelques années. Pour faire simple, depuis 7-8 ans, je ne lis quasiment plus que ce sur quoi je travaille : trads, relectures, supervisions diverses. J’ai la chance de pouvoir bosser sur les projets qui m’intéressent le plus en tant que lecteur, donc ça va, je ne suis pas en manque, j’ai toujours mon fix régulier de Robert Kirkman et de Geoff Johns.

Parlons aussi de ton activité de scénariste. Tu scénarises plusieurs bd et mangas sur le thème du foot. C’est une de tes autres passions ?

Oui, effectivement, j’adore le foot. Autant comme pratiquant que comme spectateur ou téléspectateur. Quand j’étais gamin, j’y consacrais mes après-midis dès que je n’étais plus en cours, ainsi que toutes mes vacances. Je ne jouais pas en club, mais je jouais avec ma bande de potes, sur différents terrains plus ou moins désaffectés. Je suis supporter des Girondins de Bordeaux, que je vais voir au stade en famille, quand notre emploi du temps nous le permet. Ayant grandi à la grande époque de Claude Bez et d’Alain Giresse, j’ai eu la chance de connaître le club à l’époque où il tutoyait les sommets européens. Et bien entendu, je suis un fervent admirateur de l’équipe de France, avec mon chouchou Kylian Mbappé.

En tant que scénariste, j’ai écrit ou co-écrit plus d’une douzaine de BD autour du football, notamment avec mon complice Dan Fernandes : Banc de Touche (publié dans le journal L’équipe durant la Coupe du Monde 2010), Zlatan Style, Neymar Style, L’équipe Z, PSG Infinity, Le Réveil des Bleus… En ce moment, je suis en train de travailler à une adaptation de L’équipe Z vers le fomat webtoon. Je m’éclate !

Quels projets as-tu en cours (en tant que traducteur ou scénariste) ?

En tant que traducteur, je termine en ce moment le deuxième tome de Fire Power pour les éditions Delcourt. C’est écrit par Robert Kirkman, le créateur de Walking Dead. C’est du kung-fu, j’adore. Ensuite, je vais attaquer le quatrième tome de la saga Batman Death Metal. Il y a du bon et du moins bon, là-dedans. J’ai particulièrement apprécié de retrouver Lobo dans le tome 3. C’est un de mes personnages favoris. Enfin, je fais du lobbying pour récupérer la trad de la série Rorschach, toujours chez Urban Comics : croise les doigts pour qu’on m’en confie la VF !

En tant que scénariste, je bosse sur l’adaptation en webtoon de mon manga L’équipe Z, et je prépare également d’autres projets de webtoons. C’est vraiment le support qui a le vent en poupe, en ce moment.

Quels bd, comics, mangas lis-tu actuellement ? Des coups de cœur ?

J’ai la chance de pouvoir bosser sur les séries qui m’intéressent. Donc en comics, je lis Fire Power de Kirkman et Samnee, et mon dernier coup de cœur, c’est Doomsday Clock de Geoff Johns et Gary Frank, que j’ai trouvé très ambitieux (peut-être même trop pour l’univers DC). Sinon, en BD, je prends systématiquement tout ce que publie Riad Sattouf, notamment L’Arabe du Futur dont le quatrième tome vient de sortir. Lui, il me fait vraiment marrer. Je l’avais découvert avec Pascal Brutal, prêté par mon ami traducteur Jérôme Wicky (grâce lui soit rendue), et depuis, j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver de sa bibliographie. J’adore ses Cahiers d’Esther, aussi. Très drôle, surtout quand on a des enfants qui ont le même âge que l’héroïne.

Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Edmond Tourriol pour sa disponibilité et sa gentillesse !