Interview – Nicolas Beaujouan – 404 Comics

Nicolas Beaujouan, éditeur en chef de 404Comics, nouvel acteur qui se lance dans l’aventure de l’édition Comics le premier avril prochain, nous invite à découvrir le projet en répondant à quelques questions !


Comment est né ce projet de 404 Comics ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans l’aventure de l’édition de comics ?

Voici la terrible vérité… L’idée est née dans l’esprit d’Alexandra, une des principales responsables de pôle chez Edi8, elle avait déjà lancé 404 éditions et elle avait envie de se lancer dans l’aventure du comics. À ce stade je n’apparais pas mais elle décide de m’appeler pour me parler du projet. Nous nous connaissons depuis quelques années et je travaille alors au développement d’un autre projet de maison chez Edi8. Je viens tout juste de quitter Hachette chez qui j’officiais en tant que Directeur Artistique et pour être franc, je botte un peu en touche… Je ne vois pas très bien comment tourner la chose pour avoir une offre qualitative ET différente des acteurs en place. Elle a réussi à me persuader grâce à la création et l’espace de liberté que représente ce domaine. En rebond, l’achat de licence m’est alors apparu limpide. Je n’avais jamais imaginé me lancer un jour dans une telle aventure et ce pour de multiples raisons, mais aujourd’hui après plus d’un an de préparation je suis très heureux de ce que nous avons bâti et je remercie Alexandra d’avoir eu la folie de penser que je serais la bonne personne pour lancer cette maison.

Vous avez déjà annoncé votre programme pour 2021. On y trouve des strips, des comics plutôt orientés ados/adultes, un titre jeunesse, une création originale. Y aura-t-il une ligne éditoriale dans le choix de vos publications avec, par exemple, des thèmes ou des genres de prédilection ou cela fonctionnera-t-il aux opportunités et aux coups de cœur ?

Oui il y a une ligne éditoriale, c’est moi ! (rire) Plus sérieusement oui il y en a plusieurs même, d’abord notre approche des comics ne limite pas l’appellation à son origine géographique. Ce qui me plaît dans le comics ce sont les systèmes narratifs, strip, short story, issue etc.. Pas de limite de format donc et pas de limitation non plus sur les origines des artistes et des auteurs. 404 Comics n’est pas et ne sera pas une maison d’achat de licence américaine uniquement. Nous avons la volonté de proposer des lectures all ages le plus possible, même si l’horreur est complexe à aborder pour les tout-petits, avouons-le, mais même un livre que l’on pourrait croire conçu pour les enfants comme La Fleur de la Sorcière a un sous-texte porté en direction des adultes. Il les invite à se poser la question de ce qui motive le passage de l’enfance à l’âge adulte. À titre personnel, je ne crois pas à la segmentation young adult, un livre doit pouvoir être lu à tout âge et redécouvert sous l’angle nouveau de la maturité et de nos conceptions du monde, on continue à lire et relire Le petit prince, car on sent bien que quelque chose de plus se cache sous la forme d’apparence simple du livre pour enfants. Nous nous sommes placés sous la protection de l’immense autrice Ursula le Guin et il y a cette citation que j’aime beaucoup et qui définit aussi notre approche de la question du livre pour les plus jeunes : « un enfant sait qu’un dragon n’existe pas, mais il sait qu’il est vrai. » Cette petite digression me permet d’évoquer une des choses les plus importantes pour moi dans la ligne éditoriale de la maison, c’est celle de la modification du regard sur le réel. À mon sens, un ouvrage a le devoir de modifier votre compréhension du monde et de votre environnement, sinon il rate sa mission, il est comme une promesse éteinte. Pour ce faire, ce n’est pas en affirmant une réponse que l’on y parvient, mais en posant des questions. Big Girls pose la question du gigantisme écrasant des problématiques sociétales du monde moderne, Dunce de nos comportements addictifs et nos petites névroses quotidiennes, Jonna s’interroge sur la notion de famille, etc.

Vous avez 6 titres prévus pour 2021. Pensez-vous monter en quantité le nombre de sorties annuelles par la suite et comment évaluez-vous le risque de débarquer sur un marché déjà chargé ?

C’était capital pour nous de pouvoir travailler suffisamment chaque titre pour les faire exister et leur permettre de trouver un lectorat. Nous voulons aussi prendre le temps de tisser des liens avec des journalistes, des blogs, les libraires aussi… Nous aurions pu lancer un programme de 25 titres, mais 80 % d’entre eux auraient trouvé une place directement au pilon, donc quel intérêt ? Je me sens un devoir envers les auteurs et les artistes de chacun de ces ouvrages, je dois les défendre comme s’il s’agissait de mes enfants. Je sais que tous les ouvrages ne trouvent pas nécessairement une bonne place dans ce marché saturé, mais je ne veux pas avoir de regrets. En 2022, nous aurons sensiblement le même nombre de titres, peut être sept, le programme est déjà bouclé à 90 % et dans l’avenir je n’imagine pas que nous dépasserons les 15/20 titres, c’est le maximum qu’un éditeur peut défendre seul, et pour le moment je suis seul à la barre.

Quel format d’ouvrages allez-vous proposer ? Cartonné ? Souple ? En fonction du titre ? Qu’est-ce qui déterminera ce choix de format ?

A titre personnel, j’ai très clairement une préférence pour le souple, c’est un format que l’on peut transporter facilement et qui prend moins de place dans nos bibliothèques submergées mais les Français ont adopté le relié cartonné, j’ai donc abdiqué sur ce terrain et la majorité des titres seront en format relié carton. Mais sachant que la fabrication est l’une de mes marottes, nous n’aurons pas toujours de papier couché sur nos couvertures, nous aurons des foils, des geltex texturés, des finitions de vernis différents. A titre d’exemple, je peux vous annoncer que le premier tome de Big Girls aura un pantone fluo pour affirmer sa différence. Pas toujours de dos carré non plus, des dos ronds et des jaquettes parfois. C’est le titre qui motive ce choix, pour vous donner un autre exemple pour Jonna de Chris et Laura Samnee je lui trouve quelques accointances japonaises dans la narration, nous affirmerons cela dans les finitions.

La création originale devrait-elle rester marginale ou espérez-vous développer cette gamme ?

Sachant que c’est la raison pour laquelle j’ai accepté la mission, elle devrait prendre de plus en plus de place, j’aimerais arriver à 50 % de productions d’ici 4 ans. Nous sommes en train de finaliser les contrats de notre premier roman graphique qui sortira en 2023, et je n’utilise pas ce terme à la légère. D’autres projets de récits longs sont aussi en développement. Sans aucune prétention, car comparaison n’est pas raison, je me suis rendu compte que je n’allais pas nécessairement chercher des scénaristes issus du monde de la bande dessinée mais des auteurs, des journalistes, des comédiens… Nous voulons proposer des récits différents et nous tentons d’initier une forme de collectifs hétérodoxe pour repenser les récits et transmettre sans imposer. C’est en réécoutant Karen Berger récemment que je me suis souvenu que c’était la dynamique autour des débuts de Vertigo, je ne nous compare pas bien entendu, mais notre désir de suivre cette route un peu étrange nous sied plus que celle balisée par d’autres belles maisons françaises.
Pour évoquer notre première production 2021 je ferais simple, Big Under est un projet qui mûrit depuis quelques années dans le cerveau malade de Virgile Iscan. Virgile est traducteur (Invisible Kingdom, Snotgirl, BratPack…), fut vendeur de Comics chez Arkham et journaliste chez Vice. Nous avions envie de retrouver la tonalité de Belphegor ou des Compagnons de Baal et de l’associer à la dynamique des groupes de John Hughes, nous souhaitons proposer des récits qui se situent en France aussi, et pour commencer quoi de mieux que les catacombes de Paris qui plus est si Virgile nous guide ? Culte à mystère, looser club, origine du bassin parisien, c’est un récit de genre très maîtrisé. Il sera dessiné par Alex Nieto qui travaille notamment avec Scout Comics accompagné de Fabiana Mascolo aux couleurs qui est une étoile montante européenne, ses travaux récents chez Boom Studio (An Unkindness of Ravens, Seven Secret… ) ne sont pas passés inaperçus. Je suis très fier de pouvoir monter des équipes de ce gabarit.

Vous vous attaquez pour le moment à des titres récents. Est-ce qu’à terme, vous envisagez de faire un peu de patrimonial, d’aller dénicher des pépites oubliées ?

Oui bien entendu, c’est la raison pour laquelle nous allons publier ZombieWorld : Le Champion des Vers en 2022. C’est un ouvrage qui n’est plus disponible depuis presque vingt ans. C’est un ancien titre de Mike Mignola et Pat McEown, un récit court, hommage aux vieux pulps, à l’univers de Lovecraft, Hergé et surtout Yves Chaland. J’ai ce titre avec moi et dans mon cœur depuis 25 ans et personne n’avait eu l’idée de le rééditer. Ce sera la première fois qu’il paraîtra en couleurs en France, il sera enrichi et a un prix abordable. J’ai bien entendu quelques titres que j’aurais envie de rééditer, mais beaucoup d’œuvres récentes de moins de dix ans méritent aussi une publication française, nous verrons ce que nous pouvons faire avec l’espace que nous avons…

Vous débutez par deux ouvrages très différents : Dunce de Jens K. Styve et Big Girls de Jason Howard. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces deux ouvrages qui ouvrent le bal et ce qui vous a séduit chez eux ?

J’ai découvert Dunce en Norvège en Juin 2019, et sans comprendre son dessin m’a frappé. La dynamique et son trait m’ont immédiatement emballé, j’ai ensuite découvert les versions traduites et je n’avais plus aucun doute, il me fallait Dunce pour le lancement. Donc déjà je trouve le dessin de Jens superbe, mais j’aime aussi que cet univers soit une réalité fictive ou l’on accepte tout sans même y penser. Un personnage poisson, oiseaux, un chien qui parle… On ne se rend pas compte que l’on vient de basculer dans l’absurde, et derrière la simplicité des situations et des histoires, il y a une mise à jour de nos névroses, une ombre légère typiquement norvégienne qui me fascine vraiment. Pour Big Girls j’ai acheté le premier chapitre en imaginant lire une histoire assez simple et militante, mais dès le premier numéro tout est complexe, entremêlé… Jason a brillamment réussi sa mutation de dessinateur à auteur, son histoire est sédimentée entre hommage au cinéma d’action, de Kaijus, Russ Meyer… et critique sociétale acide à la manière de Jonathan Swift. Il prend de la hauteur, et du gigantisme pour raconter le monde contemporain, ses problèmes et sa complexité, il ne prétend pas répondre à tout, mais Big Girls nous dit surtout : ce n’est pas la hauteur de vue qui compte mais le pas de côté qui permet de regarder le monde autrement.

A titre personnel, quelles sont vos lectures comics/mangas/bd du moment ? Des coups de cœur ?

Folklords vient de sortir chez Delcourt et c’est un titre fabuleux, je ne sais pas ce que donne le titre en français mais Matt Kindt / Matt Smith c’est un duo extraordinaire. Sinon Jesse Lonergan (Planet Paradise et Hedra), Matt Lesniewski me fascine aussi, Lynd Ward chez Toussaint Louverture. Ah oui et même si je ne suis pas un amateur des financements participatifs, Dagger Dagger est une œuvre collective avec les meilleurs artistes de comic book contemporain. Pour ce qui est des énormes coups de cœur, ils seront publiés entre 2022 et 2023 chez 404 Comics !

Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Nicolas Beaujouan pour sa disponibilité et sa gentillesse !