Trillium (VF – Urban Comics)

Retour sur un auteur de génie (parfois moins …), Jeff Lemire. On se retrouve aujourd’hui pour une autre de ses œuvres, Trillium, mini-série indépendante publiée chez Vertigo, entre juillet 2013 et avril 2014.  Jeff Lemire est un amoureux de la science-fiction. A part quelques titres indés ancrés dans un Canada contemporain, nombres de ses récits gravitent autour d’un back-ground nimbé d’étoile. Trillium n’y échappe pas. Mais Lemire va rajouter ce petit grain en plus pour nous en faire son Roméo et Juliette à travers l’espace et le temps, rien que ça. Là où un Descender emprunte largement du côté du Space Opera, où un Sweet Tooth lorgne carrément vers du Post Apo, Trillium est un récit de voyage temporel, avec la dose d’émotion propre à Lemire.

Le récit s’articule autour de deux time-lines, que tout oppose, du moins au départ. En 3797, Nika Temsmith est une xénologue, chargée de trouver un remède à la Crépine, peste galactique qui décime les restes de la race humaine. Pour survivre, l’humanité est contrainte de fuir de planète en planète afin de gagner du temps pour synthétiser un traitement efficace.  La solution se trouve peut être au sein de la Trillium, fleur mystique gardée dans les lieux de culte Atabithiens. Ces êtres  sont une forme de vie humanoïde pacifique intelligente mais surtout menacée par des humains au bord du gouffre. Après ces premières pages de contextualisation, Lemire nous prend au dépourvu, et le lecteur se retrouve dans les années 30. William Pike, un aristocrate anglais meurtri par la Grande Guerre, se retrouve au milieu d’une exploration dans les temples incas péruviens.  Ces temples sont en fait des relais dimensionnels et temporels. Les deux personnages vont alors se rencontrer et s’éprendre l’un de l’autre. Au fil du récit, Lemire s’amuse à emmêler les histoires personnelles, les lieux, les époques, tout est chamboulé. Les temples et les fleurs sont à la fin les seuls points d’attache à tout ce labyrinthe temporel. On aime se perdre dans les méandres du temps et se demander quelle réalité est finalement la bonne.

La vraie réussite de cette série ne réside pas dans sa trame principale, qui reste bien écrite mais classique, mais bien dans l’écriture puis le story telling de Lemire, encore une fois. Comme dans tous ses comics, vous allez avoir votre tranche émotionnelle. La relation entre les deux héros est belle, quoiqu’un peu rapide à se mettre en place. Les allers et venues des personnages, leurs séparations, leurs retrouvailles, le lecteur est plongé dans cette histoire aussi énorme qu’intimiste. Leur passé est dur et touchant à la fois, notamment le drame infantile de Nika. En plus des émotions, Lemire adresse de nombreux messages forts : le poids du langage dans une civilisation (on va y revenir), la bêtise du colonialisme, les blessures de guerre mais aussi la drogue. Il est très étrange, au sein de cette romance, de voir ces fleurs agir comme défonce hallucinogène. Elles ont  cependant un rôle prépondérant dans l’histoire, étonnant.

Il est temps de s’attarder un peu sur le story-telling, ou les moyens utilisés par l’auteur pour mettre en scène son histoire. Evidemment, l’écriture est le choix premier, et même là, Lemire propose quelque chose. En effet, pour marquer l’écart culturel entre les civilisations du bouquin (humanité future, passée et atabithienne), Lemire va créer un nouvel alphabet. Les personnages ne se comprennent pas et c’est au lecteur de déchiffrer les symboles dans les bulles. Cette astuce est un peu lourde à supporter au départ, mais passé les premières cases, ces nouvelles lettres ne posent plus de problème. Il est finalement grisant de pouvoir traduire sur la fin tous les dialogues sans difficulté. Comme les personnages apprennent à communiquer, le lecteur doit faire cet effort de compréhension écrite. En plus de cette invention sémantique, Lemire va plus loin. Il va jouer avec nos mains et nos perceptions. Pour retranscrire les effets renversants des voyages temporels, la plupart des passages de temporalité différente sont écrits à l’envers l’un par rapport à l’autre. Il vous faudra donc retourner le bouquin pour lire simplement. En plus de ça, il faudra parfois commencer une histoire en début du numéro, terminer au milieu, en recommencer une nouvelle à la fin, pour la lire en sens inverse. La jonction se fait au centre de l’épisode. Le tout est guidé par une légère signalétique. Parfois sur tout un numéro, une partie temporelle de l’histoire sera à lire sur la partie haute de la page, et l’autre sur la partie basse. Le tout fonctionnant évidemment en miroir constant. Tout ce manège d’écriture et de composition des pages est pénible sur les premières minutes de lecture, mais l’effet n’en est que plus impactant : à l’instar des personnages qui se perdent entre les lignes temporelles, le lecteur perd ses repères de lecture à force de tourner le livre. Et même les éléments extérieurs du volume auxquels le lecteur peut se raccrocher, entendez la couverture, ne permettent plus de s’orienter dans l’espace. Le titre est « à l’endroit », alors que l’illustration est « à l’envers ».

Trillium n’est pas la meilleure série de Lemire, trop rapide voire trop légère malgré un propos passionnant. On ne retrouve pas la puissance émotionnelle d’un Essex County ou même d’un Sweet Tooth. Le véritable attrait de ce comicbook se retrouve donc dans toute une accumulation d’  « à côtés » : une proposition visuelle savante, un story telling inventif et un dialogue oral original. Ce sont autant d’approches qui font de Trillium un œuvre entière et foncièrement étonnante. Vous pouvez donc laisser vos cœurs aux pouvoirs des fleurs.

Pour découvrir et commander ce numéro, c’est par ici: