Javier Rodriguez : « Nous avons tendance à considérer la BD comme un substitut pauvre du cinéma, ce qui n’est pas le cas ! »

A travers une poignée de questions, Javier Rodriguez, l’un des dessinateurs les plus singuliers et épatants de la bande dessinée américaine actuelle, livre sa vision du médium et parle de son processus créatif ! 

For English speakers, please find lower the interview in its original version.


Dans vos bandes dessinées, de nombreuses planches sont composées de manière incroyable. Comment travaillez-vous avec les scénaristes pour produire de telles pages ? Quelle part de la mise en page vient de chacun de vous ? De quelle liberté disposez-vous par rapport aux scripts ?

Javier Rodriguez : Je pars d’une idée. Mon travail consiste à adapter un script que je reçois sous forme de texte en langage de bande dessinée. En faisant cela, je respecte toujours les dialogues, mais je change tout le reste et je l’adapte à la manière dont je comprends que l’histoire doit être racontée. Dans certains cas, je respecte la mise en page des cases proposée, et dans d’autres, j’explore de nouvelles pistes. Je crois qu’on gagne cette liberté dans ce métier en démontrant que, même si l’on change des choses, on respecte le travail des scénaristes, et qu’au fond, on cherche seulement à l’amplifier, à le pousser plus loin visuellement.

Zatanna : Bring Down The House

Ce processus de composition de page est-il ce que vous appréciez le plus dans la création de bandes dessinées ?

Javier Rodriguez : Le moment que j’apprécie le plus, c’est lorsque je reçois le script et que je commence à travailler sur la page blanche. Adapter ce travail écrit dans un langage visuel — celui de la BD — arranger tous les éléments sur la page, c’est ma partie préférée.

Vous étiez coloriste avant de vous lancer aussi dans le dessin. Quel rôle la couleur joue-t-elle dans votre processus créatif aujourd’hui ? Est-ce un élément majeur de votre travail ?

Javier Rodriguez : Eh bien, j’étais coloriste sur le marché américain, mais en tant qu’auteur de bandes dessinées, j’avais déjà travaillé auparavant sur les marchés espagnol et même français. Lorsque l’occasion s’est présentée de travailler comme coloriste pour d’autres, j’avais déjà une base dans ce langage — pas énorme, mais je ne partais pas de zéro. La couleur est une autre partie de l’image, une partie très importante, oserais-je dire. Personnellement, j’aime avoir la couleur dès le début, dès les croquis. Elle est très importante dans mon travail.

Zatanna : Bring Down The House

Absolute Martian Manhunter est une série totalement débridée, tant dans l’histoire que dans le visuel. Vous transmettez fortement le ton psychédélique du récit grâce à votre utilisation de la couleur et des formes géométriques. Ce sont deux éléments sur lesquels vous vous appuyez particulièrement dans cette BD ?

Javier Rodriguez : Depuis quelque temps, je m’intéresse beaucoup à rapprocher davantage la bande dessinée de l’art en 2D que des médias audiovisuels. Je pense que tous les langages artistiques ont des points communs, mais nous avons tendance à considérer la BD comme un substitut pauvre du cinéma, ce qui n’est pas le cas. Contrairement au cinéma ou à la musique, qui reposent sur une ligne temporelle, la bande dessinée repose sur l’espace, sur la manière dont on distribue les éléments sur une page blanche. C’est une longue histoire, mais je pense que la BD entretient un lien fort avec la peinture ou le design graphique, un lien beaucoup moins exploité que celui qu’on fait avec le cinéma.

Absolute Martian Manhunter

Vous avez travaillé avec Mariko Tamaki sur Zatanna: Bring Down The House. Sur certaines pages, on ressent l’influence d’illustrateurs comme MacCauley Conner (à qui vous avez rendu hommage dans un de vos posts sur les réseaux sociaux). Ces illustrateurs sont-ils une source d’inspiration pour votre travail, en particulier pour la conception de couvertures ? Qu’en retenez-vous — la composition, le contraste entre ombre et lumière ? Pourriez-vous citer d’autres sources d’inspiration ?

Javier Rodriguez : Oui, comme je l’ai dit dans la question précédente, je pense que nous devons regarder en arrière, non seulement vers les grands illustrateurs, mais aussi vers l’art en général, vers le design graphique. Si vous projetez un film dans une pièce sans spectateurs, il “se déroule” même si personne ne le regarde ; il est soutenu par une ligne temporelle. Une BD, en revanche, si personne ne la lit, peut rester posée au sol dans cette pièce et elle ne “se déroule” pas. La bande dessinée a besoin d’un lecteur, d’un observateur, pour fonctionner.

Tous les “ismes” du siècle dernier sont une référence, tout comme de nombreux auteurs anciens et contemporains.

Entretien réalisé par échanges de mails. Merci à Javier Rodriguez pour sa gentillesse et sa disponibilité !


Through a handful of questions, Javier Rodriguez, one of the most distinctive and astonishing artists in contemporary American comics, shares his vision of the medium and talks about his creative process !

In your comic books, many pages are composed in an incredible way. How do you work with writers to produce such pages? How much of the page layout comes from each of you? How much freedom do you have in relation to the scripts?

Javier Rodriguez : I start with an idea. My job is to adapt a script I receive in text format into comic book language. In doing so, I always respect the dialogue, but I change everything else and adapt it to how I understand the story should be told. In some cases, I respect the proposed layout of the panels, and in others, I explore new avenues. I believe that you earn the freedom in this job by demonstrating that even though you change things, you respect the work of the scriptwriters, that ultimately you are only seeking to amplify it, to take it further visually.

Is this process of page composition what you enjoy the most in creating comics?

Javier Rodriguez : The moment I enjoy most is when I receive the script and start working on the blank page. Adapting that written work into a visual language, which is the comic. Arranging all the elements on the page is my favorite part.

You were a colorist before also moving into drawing. What role does color play in your creative process now? Is it a major component of your artwork?

Javier Rodriguez : Well, I was a colorist in the American market, but as a comic book author, I had previously worked in the Spanish and even French markets. When the opportunity arose to work as a colorist for others, I already had a foundation in the language, not much, but I wasn’t starting from scratch. Color is another part of the image, a very important part, I would dare to say. Personally, I like to have color from the very beginning, from the sketches. It’s very important in my work.

Absolute Martian Manhunter is a totally wild series, both in terms of story and visuals. You strongly convey the psychedelic tone of the narrative through your use of color and geometric shapes. Are these two elements that you particularly rely on in this comic?

Javier Rodriguez : For some time now, I have been very interested in connecting comics more with 2D art than with audiovisual media. I believe that all artistic languages have points in common, but I think we tend to see comics as a poor substitute for cinema, and that is not the case. Unlike film or music, which are built on a timeline, comics are built on space, on how we distribute elements on a blank page. It’s a long story, but I think comics have a strong link to painting or graphic design that is not exploited as much as their relationship to film.

You worked with Mariko Tamaki on Zatanna: Bring Down The House. On some pages, we can feel the influence of illustrators such as MacCauley Conner ( to whom you paid tribute in one of your posts on social networks). Are these illustrators a source of inspiration for your work, especially in cover design? What do you take from them — composition, contrast between light and shadow? Could you name other sources of inspiration?

Javier Rodriguez : Yes, as I said in the previous question, I think we should look back not only at the great illustrators but also at art in general, at graphic design. If you put a movie in a room with no viewers, it “happens” even if no one sees it; it is supported by a timeline. A comic, on the other hand, if no one reads it, can be lying on the floor of that room and it doesn’t “happen.” Comics need a reader, an observer, to work.

All the “isms” of the past century are a reference, as are many ancient and contemporary authors.

Interview made by email exchange. Thanks to Javier Rodriguez for his availability and his great kindness.