Dustin Weaver s’est lancé en 2017 dans la création d’une anthologie de science-fiction dont est extrait le polar noir 1949 qui vient de paraitre chez Delcourt. C’est l’occasion d’échanger avec lui sur son processus créatif.
For English speakers, please find lower the interview in its original version.
Vous travaillez dans l’industrie des comics depuis 2003, à la fois comme artiste et comme scénariste. Qu’est-ce qui a motivé la création de Paklis, une anthologie d’histoires fantastiques et de science-fiction, en 2017 ?
Dustin Weaver : C’était la conjonction de plusieurs choses. Pendant des années, j’avais accumulé des idées d’histoires, et j’ai fini par atteindre un point où j’étais prêt à les raconter. Au départ, je discutais avec Image pour publier AMNIA CYCLE, une bande dessinée que je réalisais à côté et que je mettais en ligne. En même temps, je commençais à développer quelques histoires courtes pour une anthologie de science-fiction. Mais cette anthologie n’était pas une opportunité sûre, et j’ai réalisé qu’au lieu de proposer mes idées pour qu’elles soient peut-être rejetées, je pouvais créer ma propre anthologie composée uniquement de mon travail. Je pouvais y inclure AMNIA CYCLE avec ces histoires courtes, puis continuer avec toutes les autres histoires que je voulais raconter. Cela me semblait vraiment être la meilleure idée… Depuis, j’ai appris qu’il y a plusieurs bonnes raisons de ne pas faire une anthologie solo, mais bon, on apprend en faisant.
Diriez-vous que Paklis est une sorte de grand terrain d’expérimentation pour vous ?
Dustin Weaver : C’est tout à fait ça, oui ! Je peux y mettre à peu près tout ce que je veux, sans avoir besoin que quelqu’un l’approuve, et cela devient une vraie bande dessinée que n’importe qui peut trouver en librairie. Je ne veux pas dire par là que je crée quelque chose d’extrême ou d’expérimental au point d’être inaccessible. Mon objectif principal reste de divertir, mais j’ai souvent l’impression de réussir à faire passer quelque chose d’un peu audacieux.

1949 est une histoire en trois parties tirée de Paklis. Elle s’inscrit dans le genre science-fiction de l’anthologie, mais puise aussi profondément dans le polar noir. Comment est née l’idée de 1949 ?
Dustin Weaver : Quand j’avais 18 ans, j’ai fait un rêve dans lequel je regardais une bande dessinée que j’avais créée. J’ai fait plusieurs rêves comme celui-là à l’adolescence. J’avais tellement envie de faire des comics à cette époque que j’en rêvais. La plupart du temps, je me réveillais pour me rendre compte que les bandes dessinées de mes rêves n’avaient aucun sens. Mais à 18 ans, j’ai rêvé d’une BD qui correspondait presque exactement aux cinq premières pages et demie de 1949, jusqu’au passage du style couleur au noir et blanc. Pendant des années, l’histoire derrière ces premières scènes est restée un mystère pour moi, mais je sentais qu’il y avait une idée à creuser. Avec le temps, j’ai développé l’histoire petit à petit, en essayant de rester fidèle à la sensation que m’avait laissée ce rêve initial.
En lisant 1949, on peut imaginer certaines influences comme Sin City de Frank Miller ou Moebius. Dans ces deux genres — le noir et la science-fiction — quelles œuvres ou quels artistes vous ont influencé en tant que lecteur et en tant qu’artiste ?
Dustin Weaver : Ce rêve était directement le produit de ma lecture de RONIN de Frank Miller et d’une collection de bandes dessinées de MIKE HAMMER de Mickey Spillane. À l’époque, je ne connaissais pas encore Moebius, mais quand je l’ai découvert, il est devenu l’un de mes artistes préférés. Donc oui, Miller et Moebius, assurément. Katsuhiro Otomo, Juan Giménez et Jacques Tardi me viennent aussi à l’esprit. Osamu Tezuka est mon auteur de bande dessinée préféré. C’est le meilleur. Il y a plusieurs clins d’œil à son œuvre dans 1949. Je dis « clins d’œil », mais c’est peut-être plutôt un hommage… ou du vol ! La fin de la première partie de 1949 s’inspire de DAVID BORING de Dan Clowes. J’adore Clowes, surtout quand il est dans un mode onirique et surréaliste. Les scènes situées dans le futur doivent beaucoup au film METROPOLIS de Tezuka, réalisé par Rintarō, et un peu à la série THE PRISONER. Je pourrais continuer encore longtemps — beaucoup de choses que j’aime se retrouvent dans mon travail.

1949 met en scène des transferts temporels et une enquête policière pleine de rebondissements dans laquelle le lecteur peut facilement se perdre. Comment avez-vous fait pour que tout reste cohérent et, d’un point de vue narratif, aussi clair que possible pour le lecteur ? Aviez-vous écrit un scénario détaillé à l’avance ? Était-ce un grand défi d’écriture ?
Dustin Weaver : Honnêtement, je n’essayais pas de rendre l’histoire aussi claire que possible pour le lecteur. Je savais qu’elle risquait de créer de la confusion. Ce que je voulais surtout, c’était préserver le sentiment de mystère que j’avais ressenti lorsque ce n’était encore qu’un rêve. Bien sûr, l’intrigue a été pensée en détail. Le défi, c’était de savoir quelles informations donner et lesquelles retenir. J’aime les histoires qui t’attirent, qui ne te livrent pas tout, et qui te récompensent quand tu les relis. Cela dit, il y a dans l’histoire certains éléments que je ne peux pas entièrement expliquer. Quelques détails me sont venus à l’écriture et restent ambigus, même pour moi. Peut-être parce que j’aime moi-même être un peu perdu dans une histoire. C’est une sensation d’enfance — celle d’un monde encore plein de mystères. C’est une forme de nostalgie.
À la première page, vous faites un clin d’œil à 1984 de George Orwell. Auriez-vous aimé vous donner plus d’espace pour explorer davantage cet univers et ses aspects dystopiques, ou aviez-vous dès le départ l’intention de rester sur une enquête courte et centrée ?
Dustin Weaver : Vous faites référence au livre posé sur la table de chevet du détective Blank, 1984. Dans la version publiée dans PAKLIS, ce livre n’était pas 1984. C’était une couverture vierge. Mais dans la version originale, c’était ULYSSES. Vous pouvez en tirer les conclusions que vous voulez. Au moment de publier l’histoire dans PAKLIS, j’ai réalisé que le livre que j’avais dessiné était trop mince pour être ULYSSES, alors j’ai effacé le titre. Mais ça me gênait que le livre soit vide, alors juste avant la publication de la version compilée, sur un coup de tête, j’en ai fait 1984. C’est un peu ridicule de ma part de ne pas avoir réfléchi à l’implication de ce choix. J’étais simplement fasciné par les coïncidences : les deux titres sont des années, 1984 a été publié en 1949, c’est une histoire située dans un futur et un passé imaginaires… et la taille correspondait à mon dessin ! Peut-être que je regrette un peu ce choix. 1949 n’était pas consciemment une dystopie. C’est une histoire interne, qui s’est extériorisée. Cela dit, il y a peut-être un aspect dystopique que je n’avais pas identifié. Peut-être existe-t-il une « dystopie intérieure ». J’ai une idée de suite — si je la fais un jour, cet aspect dystopique s’y développera peut-être.

On sent un vrai travail de construction d’univers dans vos personnages, décors et véhicules. Est-ce une partie du processus que vous aimez particulièrement ? Est-ce aussi celle qui vous prend le plus de temps ?
Dustin Weaver : J’adore ce genre de travail de conception. Une grande partie de la narration passe par le design des personnages et des environnements. Le processus est pour moi à la fois intuitif — je dessine selon mon ressenti et l’inspiration — et analytique — j’observe ce que j’ai dessiné, j’en déduis une histoire, et je construis dessus. Quand je conçois un personnage, c’est à moitié une tentative de le représenter tel que je l’imagine, et à moitié une rencontre avec lui pour la première fois. Je ne passe pas beaucoup de temps à repenser mes designs.
On perçoit aussi un vrai soin dans vos compositions de page, qui servent à gérer le rythme et à maintenir le suspense. Est-ce instinctif pour vous, ou cela demande-t-il beaucoup de planification ? D’un point de vue technique, comment travaillez-vous ? De manière traditionnelle ? Numérique ? Un mélange des deux ?
Dustin Weaver : Je dessine de manière traditionnelle. Je commence souvent par m’asseoir avec un carnet et je dessine simplement l’histoire telle qu’elle me vient. À ce stade, je ne pense pas au nombre de cases, à la mise en page, ni aux ruptures de page — je me concentre sur le rythme de l’histoire. Ensuite, je scanne tous ces dessins et je les assemble pour créer mes planches. C’est intéressant de voir comment les images déjà dessinées dictent leur disposition sur la page. 1949 est en trois parties, et chacune devait tenir dans un numéro de Paklis avec d’autres histoires. J’avais donc un nombre de pages limité, et cette méthode me permettait de tout faire tenir. Encore une fois, tout mon dessin est traditionnel. Je n’utilise jamais d’outils numériques pour la perspective ou des modèles 3D. En revanche, mes couleurs sont numériques.

D’autres recueils de Paklis vont-ils être publiés ?
Dustin Weaver : Oui ! Le prochain recueil de Paklis s’appellera THE JUNIPER LODGE et comprendra cinq histoires courtes. Elles sont toutes des récits à mystère à leur manière. Il y aura du western, de la science-fiction, de l’horreur, avec une ambiance Twin Peaks du Nord-Ouest pacifique. Vous me demandiez si Paklis était un « terrain d’expérimentation » — eh bien, ce recueil, c’est moi en train de m’amuser. Un jour, je publierai aussi un recueil de AMNIA CYCLE.
Avez-vous d’autres projets en cours ?
Dustin Weaver : Je travaille sur PAKLIS #10, qui poursuit plusieurs histoires, notamment HIRO et AMNIA CYCLE. Je colorise et « remasterise » aussi la première série que j’ai créée en 2001-2002, ASSASSINS’ GUILD. Je n’avais jamais pu la terminer complètement, elle n’a été vue que par très peu de gens, et j’ai toujours voulu y revenir pour lui offrir une véritable publication.
Que lisez-vous en ce moment ? Des coups de cœur ?
Dustin Weaver : J’avais THE STRANGE TALE OF PANORAMA ISLAND de Suehiro Maruo sur mon étagère depuis des années, et je l’ai enfin lu — c’était vraiment excellent et intriguant. Je commence ELISE ET LES NOUVEAUX PARTISANS de Tardi, que je suis sûr d’aimer. Je suis un grand fan de Tardi. J’ai LAAB #3 de Ron Wimberly ici — je ne l’ai pas encore lu, mais c’est un très bel objet, comme un journal. C’est grand ! J’ai récemment lu les trois premiers numéros de GENDOCYBIN de Sarah Horrocks, que j’aime beaucoup. Elle les vend sur son site. À part ça, je lis aussi de vieux mangas.
Entretien réalisé par échanges de mails. Merci à Dustin Weaver pour sa gentillesse et sa disponibilité !
Dustin Weaver embarked in 2017 on the creation of a science fiction anthology, from which the noir thriller 1949, recently published by Delcourt in France, is taken. This is an opportunity to talk with him about his creative process.
You’ve had a long career in the comics industry since 2003, both as an artist and as a writer. What motivated the creation of Paklis, an anthology of fantastic and science fiction stories, in 2017?
Dustin Weaver : It was a confluence of a few things. For years I’d been accumulating story ideas, and I reached a point where I was ready to try telling them. At first I was talking to Image about publishing AMNIA CYCLE, which was a comic I’d been creating on the side and posting online. At that same time I started developing a couple short stories for a sci-fi anthology. That anthology opportunity was not a totally sure thing, and I realized that instead of pitching my ideas to possibly be rejected, I could make my own anthology of just my work. I could put « AMNIA CYCLE » in it along with the short stories. Then I could keep it going with all the other stories I wanted to tell. It really seemed like the best idea… I’ve since learned that there are several good reasons to not make a one-person anthology, but you live and you learn.
Would you say Paklis is a kind of large experimental playground for you?
1949 is a three-part story taken from Paklis that fits into the anthology’s science fiction genre, but also draws deeply from noir crime fiction. How did the idea for 1949 come about?
Dustin Weaver : When I was 18 I had a dream where I was looking at a comic book that I had made. I had a few dreams like this in my teen years. I wanted so much to make comics in those days that I had dreams about it. Most of the time I’d wake to realize that the comics in my dreams didn’t make any sense, but when I was 18 I had a dream about a comic that was very close to being the first five and half pages of 1949, down to the shift in style from color to black and white. For years the story behind those opening scenes was a mystery to me, but I felt like there was an idea there. Over time I developed the story little by little, trying to stay true to the feeling that initial dream gave me.
When reading 1949, one can imagine certain influences such as Frank Miller’s Sin City or Moebius. In these two genres — noir and science fiction — which works or artists have had an impact on you as a reader and as an artist?
Dustin Weaver : That dream was the direct product of me reading Frank Miller’s RONIN and a collection of Mickey Spillane’s MIKE HAMMER comic strips. At that time I hadn’t yet discovered Moebius, but when I did discover him, he became one of my favorites. So you’re right, Miller and Moebius, for certain. Katsuhiro Otomo, Juan Giménez, and Jacques Tardi, are some other influences that come to mind. Osamu Tezuka is my favorite comic book creator. He’s the best. There are a few nods to his work in 1949. I say « nods, » but maybe it’s homage or maybe just theft. The end of 1949 part 1 is taking inspiration from Dan Clowes’ DAVID BORING. I love Clowes, especially when he’s in surreal dream-logic mode. The scenes set in the future owe a lot to Rentaro’s film adaptation of Tezuka’s METROPOLIS and a little to the television show THE PRISONER. I could keep going. So many things that I love make their way into the work.
1949 is a story that includes time transfers and a twist-filled police investigation in which it’s easy for the reader to lose their way. How did you ensure that everything remained coherent and that, from a narrative standpoint, it was as clear as possible for the reader? Did you write a detailed script beforehand? Was that a major writing challenge?
Dustin Weaver : Honestly, I wasn’t trying to make the story as clear as possible for the reader. I knew that the story may cause confusion. What I really hoped was to hold onto some of that feeling I got when it was just a dream. To me, the story should feel mysterious. Of course the plot was thought through in great detail. The challenge was knowing what information to give and what to hold back on. I love stories that draw you in, don’t hand everything to you, and have something to offer when you revisit them. I will also say though that there are some things in the story that I can’t entirely account for. There are a couple things that came to me while I was writing, and they remain ambiguous even to me. Maybe it’s because I personally love being a little confused by a story. It’s like being a kid again, when so many things were just beyond my understanding. It’s my form of nostalgia.
On the first page, you make a nod to George Orwell’s 1984. Would you have liked to give yourself more space to further explore your universe and its dystopian aspects, or did you always intend to focus on a short, investigation-centered story?
Dustin Weaver : You’re referring to the book on Detective Blank’s night stand being 1984. In the version of the story that was published in PAKLIS, that book was not 1984. It was just a blank cover. But in the original art, that book was actually ULYSSES, which you can make of what you will. When it came time to publish the story in PAKLIS I realized the book I’d drawn was too thin to be ULYSSES, so I edited out the title and left the book blank. It kept bothering me that the book was blank, and just before I published the collected version, on a whim, I made the book 1984. It’s sort of ridiculous of me to not have thought of the implication of making it 1984. My mind was so wrapped up with the coincidences of the titles both being years, 1984 being published in 1949, 1984 being a story set in a future and also in our past, but not the actual future or actual past, and also it happened to be the right thickness for what I drew. It all seemed to make sense in the moment. It’s possible that I regret making it 1984. In 1949 I wasn’t consciously talking about a dystopia. 1949 is kind of an internal story that has been externalized. On the other hand, maybe there is something dystopian in it that I wasn’t consciously aware of. Perhaps there is such a thing as an internal dystopia. I have an idea for a sequel. If I ever make it, maybe this dystopian aspect will develop.
In terms of character, setting, and vehicle design, we can see the extensive world-building work you’ve done. Is that a part of the process you particularly enjoy? Was that the aspect that required the most time to develop?
Dustin Weaver : I draw traditionally. I often start by sitting down with a sketchbook and I just draw the story as it is in my mind. At that stage I’m not thinking about panel counts, page layouts, and page breaks. I’m just getting the story beats. I then scan all of those drawings and basically piece them all together into page layouts. It’s interesting how images and scenes, when already drawn, dictate to you how they’ll need to be arranged on a page. 1949 is in three parts and each part needed to fit into an issue of Paklis along with whatever else was going into that issue. So I had a limited number of pages to fit the story into. This method gives me a lot of control over how the story fits into those set number of pages. Again, all my drawing is traditional. I never use digital tools for perspective of 3D models. My colors are digital though.
Will other stories from Paklis be released in a collected volume?
Interview made by email exchange. Thanks to Dustin Weaver for his availability and his great kindness.


