Artiste de comics depuis le début des années 70, Barry Windsor-Smith a bâti une partie de sa carrière sur des travaux super héroïques, en particulier chez Marvel au cœur des années 80. Chez l’éditeur américain, son expérience atteint sans doute son sommet avec Weapon X, récit d’origine de Wolverine – dessiné et scénarisé par l’auteur – où le canadien, à travers tortures et manipulations mentales, subit les pires expériences afin de le transformer en arme surpuissante. Si l’est un récit de Windsor-Smith qui se rapproche de Monstres, c’est sans doute celui-ci.
En 1984, alors que germe dans son esprit une histoire autour de Hulk, l’artiste se brouille avec Marvel. Depuis cette période, son idée n’a cessé d’évoluer et de se développer pour aboutir au pavé de 400 pages que Delcourt vient d’éditer dans un format grand format luxueux et mérité.
En 1964, Bobby Bailey, un jeune homme de vingt-trois ans, innocent, fragile, sans attache et sans famille, vient pour s’engager dans l’armée. Au bureau de recrutement auquel il s’adresse, les gradés flairent le candidat idéal pour un programme expérimental visant à poursuivre les expérimentations génétiques débutées dans l’Allemagne nazie à la fin de la seconde guerre mondiale.
De monstres, il est question dans ce roman graphique. De monstres de toutes sortes. Des êtres humains qui sont eux-mêmes des monstres par leurs attitudes abjectes et leurs idées démentes, ou par leur lâcheté. Des êtres humains qui deviennent des monstres de par ce qu’on leur fait vivre et des traumatismes qui en découlent. Barry Windsor-Smith place son histoire à une période – des années 40 à la fin des années 60 – où les occasions de voir émerger des monstres sont nombreuses. La seconde guerre mondiale et ses horreurs, puis la guerre froide et ses expérimentations en tout genre.
Bobby Bailey est le première victime à apparaitre dans le récit mais il n’est que la conséquence d’une chaine sans fin. De la lâcheté du militaire recruteur, à la démence des savants fous nazis, en passant les traumatismes de son père ou l’abdication des hommes faces aux ordres, cette galerie de monstres forme une chaine marquée par le destin. Car tous les protagonistes vont avoir une influence les uns sur les autres.
La prouesse de Barry Windsor-Smith est de réaliser, à partir d’idées déjà croisées ailleurs – un jeune innocent utilisé malgré lui, des militaires peu scrupuleux, d’anciens savants nazis aux idées démentes, une femme dont le mari est parti à la guerre, des humains doués de mysticisme… – un récit extrêmement ambitieux, passionnant et d’une intensité rarement atteinte. L’auteur construit son histoire de façon magistrale en allant de flashbacks en flashbacks, remontant ainsi le temps, créant ainsi de longues séquences qui traitent en profondeur de l’existence de chacun et de la construction de leurs traumatismes. Ainsi Monstres est autant une description des horreurs de la guerre qui ne se termine jamais à l’armistice mais se poursuit bien au-delà qu’une histoire familiale d’un couple dont l’existence implose à cause des conséquences de cette même guerre, ou encore un récit où mysticisme et destin s’entremêlent.
La narration proposée par Barry Windsor-Smith est d’une incroyable fluidité. Choisissant de varier les modes narratifs, en passant par exemple par la rédaction d’un journal intime ou en insérant un personnage dans ses propres souvenirs, l’auteur maintient aisément l’intérêt du lecteur et propose un récit qui ne faiblit jamais. S’il contient quelques moments plus légers, Monstres est roman graphique d’une extrême dureté où les émotions sont fortes.
L’artiste use d’un dessin noir et blanc d’un grand classicisme, au sens noble du terme. Son trait est d’une grande régularité et d’une grande maitrise, autant dans les décors, infiniment riches et détaillés, que dans les personnages, aux émotions profondes. Pas d’esbrouffe, pas de pleine page qui claque. Juste une expérience de plusieurs décennies au service de la narration. Et c’est, là aussi, époustouflant.
Roman graphique hors-norme, Monstres bénéfice d’une écriture magistrale et fait preuve d’une intensité rarement atteinte ! Exceptionnel et indispensable !