Urban Comics sort le premier tome d’une des récentes créations de Jeff Lemire, l’un de ses auteurs favoris, un ami de la famille en quelque sorte. Associé à Andréa Sorrentino, son complice de l’excellent Green Arrow chez DC comics, le scénariste se lance dans le genre horrifique, domaine qu’il a peu abordé. Si c’est la thématique qui ressort de prime abord, la palette de Lemire est bien plus fournie. Il narre en parallèle l’histoire de Norton, un jeune type isolé, perturbé psychologiquement et paumé qui passe ses journées à fouiller les ordures afin de récupérer des petits objets type clous, vis, morceaux de bois dont on va comprendre la raison d’être au fil du récit et d’un prêtre, Wilfred ou Fred plus simplement, ancien alcoolique au passé trouble, nommé à la paroisse de Gideon Falls après le décès de son prédécesseur, le père Tom. De multiples éventements surnaturels vont survenir dans leurs existences respectives, laissant entrevoir un lien possible entre eux.
Urban Comics propose ce tome à 10 € et, comme pour Black Hammer, il est bourré de bonus fascinants. On y lit notamment une interview de Jeff Lemire expliquant la genèse de Gideon Falls dont les racines se trouvent dans sa prime jeunesse. Projet muri de longue date avec Sorrentino, ce comics montre clairement la symbiose qui unit les deux hommes. Gideon Falls vaut autant pour son histoire que pour la forme utilisée pour la raconter. L’histoire est un délicat mélange d’horreur, de surnaturel, de mystique, de science fiction, de folie voire même de politique. Le télescopage se fait par petites touches en fonction du personnage traité. Norton pense trouver un sens à sa quête d’objets étranges, flirtant sans cesse avec la folie et le fanatisme. Suivi par une psy qui le décourage à poursuivre son exploration, c’est elle qui finit par basculer après avoir été témoin de phénomènes surnaturels. De son côté, le père Fred est confronté d’emblée au surnaturel et à l’horreur lorsqu’il découvre, guidé par le fantôme – ou pas – du père Tom, le cadavre d’une paroissienne dans un champ. Le mystique s’invite lorsque la foi de Fred est ébranlée par ces éventements et la politique lorsque l’attitude de sa hiérarchie semble plus être tournée vers le complot que la recherche de la vérité. Les attitudes des deux personnages s’opposent : l’un ne croit plus vraiment malgré le rôle qu’il occupe et l’autre est habité par ses croyances.
Comme à son habitude, Lemire creuse doucement les relations entre les personnages. Norton et sa psy se rapprochent, dans une relation de plus en plus ambiguë. Le père Fred doit faire sa place dans ce patelin où l’accueil n’est pas toujours cordial. Le mystérieux douceur Sutton et la shériff sont liés par la douleur de la perte d’un être cher. En tissant des relations que Lemire sait rendre fortes, ces personnages deviennent attachants. Aucun n’a été épargné par les drames de la vie et chacun se débat avec ses propres moyens.
Le rythme est lent. Lemire dépose les pièces du puzzle doucement et comme à son habitude, il relance la machine à chaque épisode grâce à des cliffhangers de haute volée.
Le travail d’Andréa Sorrentino est simplement magnifique et bluffant. Lui seul sait proposer des planches à la mise en page aussi torturée. Comme il l’explique dans la postface, son travail n’est pas le même en fonction du personnage mis en jeu. Plus sobre lorsqu’il s’agit de Fred, la narration devient déstructurée lorsque Norton entre en scène. L’effet est saisissant et d’une grande efficacité. Les focus faits de formes géométriques, les cascades d’images mettent bien en avant les obsessions de Norton. Son trait constitué de hachures renforcent ce mystère qui pèse tout au long de ces 6 épisodes. Les couleurs de Dave Stewart, brute lorsqu’elles sont dans les tons rouges et tout en nuances dans leur aspect crème accentue ces effets. L’ensemble forme un tout cohérent, hyper travaillé et efficace.
Finalement, c’est cette Grange Noire qui fait le lien entre tout et tous dans une dernière page qui laisse deviner ou imaginer ce que pourrait être la suite. Espérons que le duo saura à nouveau nous surprendre et nous ravir.