Interview – Eduardo Risso

L’immense Eduardo Risso a accepté de prendre un peu son temps pour évoquer avec nous son parcours de dessinateur et ses collaborations avec Brian Azzarelo et Carlos Trillo, notamment. Rencontre avec une légende de la bande dessinée !
Quelle est votre « origin story » en tant que dessinateur ?

Mon histoire commence à l’âge de 5 ans, lorsque j’ai découvert une bande dessinée chez un voisin. Bien sûr, je ne pouvais pas la lire, mais j’étais tellement captivé par les dessins que je retournais tous les soirs chez ce voisin pour voir s’il y avait une nouvelle histoire. C’était une époque sans télévision.

Avez-vous lu des bandes dessinées quand vous étiez jeune ?

J’essayais de tout lire. Les bandes dessinées ne faisaient pas l’objet d’une sorte de culte comme c’est le cas aujourd’hui, il était donc fréquent de les échanger entre amis ou parents ou même dans les magasins de bandes dessinées.

Comment êtes-vous arrivé à un style de dessin aussi particulier ? Quelles ont été vos influences ?

Le « style » apparaît au fil du temps. Très peu de dessinateurs émergent avec un style fort. Dans mon cas, je l’ai peaufiné au fil du temps. D’ailleurs le style, pour moi, n’est pas seulement une ligne ou une tache mais aussi un tout. C’est-à-dire : conception de la page, narration, composition, manipulation de la caméra, éclairage, etc.
J’ai eu des influences de toutes sortes. De nombreux dessinateurs ont marqué mes débuts, mais aussi le cinéma et la peinture.

Les lecteurs préfèrent généralement les bandes dessinées en couleur. Mais compte tenu de votre style particulier, pensez-vous que votre dessin garderait plus de force en restant en noir et blanc ou sa force est-elle la même avec la couleur ?

Il est difficile de mesurer cela. J’aime travailler avec du noir et blanc fort mais cela dépend aussi de l’atmosphère de chaque histoire. Il peut arriver qu’au moment de coloriser une histoire, cette « atmosphère » ne soit pas prise en compte et que le résultat final ne soit pas celui attendu, mais je suis conscient que la plupart des lecteurs sont habitués à voir en couleur.

Votre partenaire principal pour les comics est Brian Azzarello. Quelle relation particulière entretenez-vous avec lui ? Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Nous nous sommes rencontrés trois ans après avoir commencé à travailler ensemble, d’abord sur Jonny Double et immédiatement après sur 100 Bullets. Cette première rencontre a été très étrange. Après plusieurs heures et plusieurs bières (ce qui peut aider le rapprochement), il m’a avoué sa crainte que suite à notre rencontre et à la découverte nos personnalités respectives, quelque chose puisse être brisé dans ce bon feeling que nous avions en travaillant à distance. Bien sûr, cette peur ne se reflète pas du tout. C’était comme si nous étions nés dans le même quartier, nous avions des codes similaires mais surtout nous avions le même regard sur la bande dessinée.

De Jonny Double à Moonshine en passant bien sûr par 100 Bullets, votre façon de travailler ensemble a-t-elle changé ?

Notre façon de travailler n’a pas beaucoup changé. À partir du moment où il a découvert qu’il pouvait faire confiance à ma narration graphique pour une grande partie de ce qu’il voulait raconter avec des mots, le chemin est devenu fluide.

100 Bullets était un énorme travail de 100 épisodes. Comment ce travail vous a-t-il marqué en tant que dessinateur ?

Je pense que cela m’a donné l’occasion d’acquérir un style solide. Travailler si longtemps sur le même projet peut vous ennuyer et donc vous faire perdre votre enthousiasme artistique avec les conséquences que cela peut entraîner mais je me suis de plus en plus impliqué et ai grandi avec les personnages. Un détail à garder à l’esprit est que je ne savais pas comment l’histoire se poursuivait. J’avais l’impression d’être un lecteur de plus qui découvrait la suite à chaque fois que le scénario me tombait entre les mains. De plus, Brian n’envoie jamais le scénario complet. Cela peut être un peu traumatisant, mais j’ai l’habitude et je peux lire entre les lignes.

Vous avez également beaucoup travaillé avec Carlos Trillo. L’Argentine a une longue tradition de bandes dessinées, n’est-ce pas ?

C’est exact. Avec Carlos, j’ai fait la même chose qu’avec Brian : former une équipe. Lorsque vous atteignez un tel objectif, vous devez essayer de le maintenir. Le départ prématuré de Carlos nous a laissé avec un travail inachevé que nous allions appeler 1952. Cela racontait l’histoire du cadavre d’Eva Perón et l’odyssée qu’il a subi après le coup d’État militaire contre le gouvernement de son mari. Ces pages sont en couleur directe et peintes à la main. J’ai réussi à atteindre environ 18 pages achevées et il devrait y en avoir quelques unes prêtes à être colorisées. Peut-être qu’à l’avenir, je pourrai poursuivre ce projet et l’achever afin de le publier.

Vous aviez également beaucoup de complicité avec Carlos Trillo ?

Oui. Au-delà de l’étroite collaboration, je le considérais comme un ami proche malgré la distance. Il vivait à Buenos Aires alors que je suis encore à Rosario. Nous parlions assidûment au téléphone, l’excuse était le travail mais nous parlions de nombreux sujets. Il me manque.

Vous avez travaillé avec Paul Dini sur Dark Knight : A True Batman Story. C’est l’un des seuls comics où vous avez changé de style pour une partie de l’histoire. Cela a-t-il nécessité une approche spécifique pour ce travail différent ?

Sans savoir en détail de quoi il s’agissait, j’ai accepté ce projet pour plusieurs raisons, et la plus importante est que j’ai eu la liberté de faire ce que je voulais. Je commençais à en avoir assez de me voir faire toujours la même chose. J’ai ressenti le besoin de me renouveler, de me prouver que je n’avais pas perdu mon enthousiasme artistique. D’une certaine manière, cela m’a aidé à redonner un nouvel élan à mon travail.

Vous avez récemment dessiné une nouvelle écrite par Tom Taylor pour l’épisode anniversaire du Joker. J’ai trouvé que son histoire correspondait bien à votre style. Quel souvenir gardez-vous de cette collaboration ? Les lecteurs auront-ils la chance de vous revoir travailler ensemble ?

Je ne pense pas que nous retravaillerons ensemble, du moins pas avant un certain temps. Il s’agissait d’une série de nouvelles que j’ai récemment réalisées pour DC, mais la vérité est que je ne collabore plus de façon permanente avec l’éditeur.

Moonshine #18 a été publié en juin. Que prévoyez-vous pour la série, notamment en termes de nombre d’épisodes ?

Moonshine est prévue en arcs de 5 ou 6 épisodes. L’épisode 18 fait partie du 4ème arc et l’idée est de terminer la série en 5 ou 6 arcs, nous verrons bien.

Avez-vous le temps de lire des bandes dessinées ? Lesquelles ?

Je préfère un autre type de lecture. J’ai fini de lire « Yo Julia » de Santiago Posteguillo dont j’ai lu d’autres sagas sur la Rome antique et en ce moment je suis plongé dans un roman policier de Jim Thompson « 1280 Almas » (1280 âmes). Version magistralement illustrée par Jordi Bernet.
De toute façon, il me vient toujours entre les mains une bande dessinée que j’aime lire. Le dernier épisode d’une série intitulée MANTA m’a été envoyé numériquement par les auteurs parce qu’ils savaient que j’appréciais son titre. Je dois avouer que je n’aime pas la lecture numérique. Cela m’épuise. Je préfère le papier.

Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Eduardo Risso pour sa disponibilité et son extrême gentillesse.