A l’occasion de notre semaine consacrée aux Tortues Ninja, nous avons interrogé Sullivan Rouaud, le responsable éditorial de HiComics, branche comics de l’éditeur Bargelonne. Ce passionné éclairé nous parle de son amour pour les reptiles créés par Kevin Eastman et Peter Laird ainsi que pour la bande dessinée américaine indépendante dont il propose quelques échantillons passionnants dans la collection qu’il dirige.
Les Tortues Ninja est une des deux licences de Hi Comics avec Rick and Morty. Vous avez mis les petits plats dans les grands en sortant la dernière série en date et toujours en cours aux USA ainsi que la série originale avec, pour le moment, un premier tome avec les premiers épisodes de Kevin Eastman et Peter Laird. Les personnages sont inscrits dans la culture populaire et vous sortez 4 tomes par an environ depuis 2 ans, la série rencontre-t-elle son public ?
Difficilement. Disons que par rapport aux efforts énormes que l’on déploie pour la promouvoir, les retours ne sont pas à la hauteur et je préfère ne pas m’en cacher pour appeler les curieux à rejoindre la famille des fans de Tortues Ninja. Ce qui est d’autant plus frustrant, c’est qu’il s’agit d’une série de qualité, qui n’a pas du tout à rougir face aux géants que sont DC et Marvel, surtout sur la durée où elle s’affirme comme l’une des meilleures séries en Comics tout court. J’espère vraiment que les gens parviendront à dépasser leurs préjugés qui font passer Tortues Ninja pour une licence pour enfants, dans la mesure où la série que l’on publie est le parfait entre-deux entre les débuts très noirs, très punks des Tortues Ninja, et le dessin animé des années 90’s avec lequel beaucoup de gens ont grandi.
Allez-vous poursuivre avec le même rythme de parution pour la série principale malgré les conditions difficiles de reprise du marché ?
On va tout faire pour en tous cas. Il y a des solutions intermédiaires avant de penser à réduire drastiquement la voilure en termes de parution, comme la vente ferme aux libraires, qui empêche les retours et qui nous permet d’en placer moins en point de vente, mais que les lecteurs puissent se la procurer sans que ça ne change rien pour eux.
Quelles sont les qualités de la dernière série en date qui en font un comic à découvrir si on ne l’a pas encore fait ?
Sa continuité, sans aucun doute. Ses prises de risque, aussi. Toutes les Tortues, leurs liens et leurs certitudes sont mises à mal, les rebondissements sont légion, les dessins de Mateus Santolouco et de Sophie Campbell sont sublimes, les personnages suivent une évolution passionnante, il y a des events en forme de crossovers estivaux, des spin-offs qui racontent le passé de Shredder et du Clan Foot, de multiples arcs narratifs qui s’entremêlent, etc… On ne le souligne pas assez souvent, mais Tom Waltz (scénariste de la série) fait un travail formidable.
Vous avez sorti un premier tome – très réussi notamment d’un point de vue éditorial – avec la série originale. Un deuxième tome est prévu pour l’automne. C’est important de mettre en avant ce patrimoine ?
C’est primordial. D’autant que c’était absolument introuvable en français à part à des prix exorbitants chez des bouquinistes (encore fallait-il les trouver, perso’ j’ai cherché plusieurs années sans succès), ce qui me semble être une hérésie dans le pays de la BD. D’autant que la bonne surprise, ça a été de constater qu’à contrario de la série régulière, cette sortie a été un joli petit succès, les gens semblent ravis de pouvoir découvrir les vraies origines des TMNT.
A titre personnel, quelle relation avez-vous avec la série et ses personnages ?
J’ai grandi avec les Tortues donc à l’instar de plein d’autres monuments de la Pop Culture, ça fait vraiment partie de moi. Je dirais même que comme Star Wars, Batman, Dragon Ball et d’autres, j’y vois presque un caractère sacré. Les TMNT ont toujours véhiculé un message hyper positif de solidarité, d’entraide, de fraternité et d’acceptation de soi, de la différence et des autres. Et puis enfant, voir New York à travers leur prisme, que ce soit avec la série animée ou les films, c’était absolument magique.
Parlons des autres titres que vous publiez. Vous faites le pari de sortir des séries indés fortes comme Bitter Root, Skyward ou Invisible Kingdom. En plus d’être des séries de très bonne qualité, leur dénominateur commun n’est-il pas aussi de mettre en avant des minorités ? En quoi cela est-il important ?
Si, tout à fait, et je suis ravi que ce soit remarqué aujourd’hui, notamment le fait qu’il s’agisse très souvent d’héroïnes (j’ajouterai I Kill Giants, Invisible Republic, The Few etc…), ce qui était une volonté dès le départ. C’est important parce que c’est logique et qu’il s’agit de rattraper notre retard à tous, tout simplement. La Pop Culture s’est bâtie en parallèle de la société et a toujours eu tendance à mettre les mêmes profils et les mêmes typologies de personnages en avant. On sait que le succès de beaucoup d’oeuvres repose sur le degré d’identification vis à vis de ses héros, et c’est quand même plus sympa que tout le monde puisse s’identifier puis s’émanciper. J’essaie de ne pas en faire un mantra parce que je n’aime pas m’imposer de règles, mais la volonté de proposer des schémas différents est réelle. Mais au-delà des personnages, j’aime aussi travailler avec des gens issus de toutes les minorités, parce que si les personnages servent de modèle, leurs auteurs sont de vrais phares pour les aspirants créateurs.
Vous sortez aussi des titres au parti pris radical : Shirtless Bear-fighter et son humour trash, The Few et sa partie graphique écorchée, I Kill Giants et son émotion forte, par exemple. Aux côtés des rééditions (Locke & Key, Scott Pilgrim, …) et des licences, il semble que vous êtes attaché à proposer des œuvres qui, si elles ne touchent peut-être pas un public extrêmement large, permettent un autre regard sur le comic et d’attiser la curiosité du lecteur dans un marché assez formaté par moment, où les étales sont surchargées de Batman, Spider-Man et autres super-héros. Je me trompe ?
Maestros et son approche totalement délirante, aussi ! Et oui, c’est exactement ça. Moi-même en tant que lecteur, ça remonte loin maintenant, mais j’ai eu un parcours classique. Je suis arrivé par Marvel et DC, j’ai voulu tout rattraper, tout savoir, avant de m’en lasser devant la répétitivité ad nauseam des mêmes histoires et des mêmes enjeux. Puis, grâce au travail de pionniers comme Thierry Mornet (éditeur chez Delcourt), j’ai pu découvrir plein d’auteurs aux voix super fortes, à commencer par Ed Brubaker. La découverte des Comics indé a été comme une redécouverte de la BD, j’y ai trouvé mes histoires préférées, des séries qui font avancer plein de sujets, des chefs d’oeuvre qui méritent d’être lus par tous. Et ce qui est dingue, c’est que la production américaine est telle qu’il y a encore beaucoup de choses qui méritent de sortir et qui sont inédites en français. Mais comme je ne publie qu’une vingtaine de titres chaque année, parmi lesquels je dois caler Rick & Morty et les Tortues (sans compter Locke & Key, Scott Pilgrim, Magic the Gathering, D&D etc…), j’ai peu de place pour mes petits indés, donc ça m’oblige à choisir drastiquement à chaque fois. Mais au fil des années je vois qu’une petite collection HiComics Indés s’est créée, et c’est sûrement celle dont je suis le plus fier, à défaut d’être la plus porteuse économiquement pour la collection.
Un des prochains titres que vous sortez est These Savage Shores scénarisé par Ram V, un auteur de plus en plus en vue, notamment avec sa prise en main de Justice League Dark et Catwoman chez DC Comics. Pouvez-vous nous en dire un mot et ce qui vous a séduit ?
Je ne connaissais pas Ram V avant d’ouvrir le premier numéro de These Savage Shores. J’avais fait la rencontre de ses éditeurs américains, un tout petit label qui se partageait 2 toutes petites tables, dans les allées de la San Diego Comic Con en 2018, et ils m’avaient fait lire les premières pages, qui sont à tomber par terre. On a gardé contact ensuite, j’ai sympathisé avec l’auteur et quand est venue la question de savoir si je souhaitais le publier, la question s’est à peine posée. J’ai vraiment hâte que le public découvre ce bijou de one-shot, c’est là aussi un titre assez radical, progressiste (même si c’est mot un peu galvaudé), d’une beauté sans pareil et très différent du reste de la collection. De plus, comme tout le monde ici en est tombé amoureux, on s’est payé le luxe de belles dorures sur la couverture, qui vont rendre le first print absolument collector.
Vous avez quelques pistes à nous donner pour des titres à venir en 2021 ou c’est encore trop tôt ?
La première piste que je peux donner, c’est que le COVID nous a forcément un peu affectés et qu’il y aura un peu moins de sorties l’année prochaine que ces deux dernières années (une vingtaine à peine au lieu de 23-24). Plein de belles choses sur les Tortues, à mesure qu’on rattrape la publication américaine, toujours du Rick & Morty, des nouveautés Locke & Key (!) et 3-4 indés dont je ne peux pas encore parler qui, j’espère, feront grand bruit et seront nommés aux Eisner Awards 2021 comme le sont Invisible Kingdom et Bitter Root (dont les suites paraîtront l’année prochaine, d’ailleurs) cette année .
Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Sullivan Rouaud pour sa disponibilité et sa gentillesse.