Certaines œuvres, quel que soit l’art considéré, marquent, transcendent les limites et s’extirpent de leur dénomination première pour atteindre les plus hautes sphères. Ces réalisations s’émancipent de tout contexte, sans pour autant l’abandonner, deviennent intemporelles et finalement cultes. Le comic-book n’est pas exempt de ce type de récits fondements ou tremplins, d’un art aujourd’hui plus exposé que jamais. Les deux éditeurs historiques renferment en leur sein certaines des ces histoires, nous allons nous pencher sur le cas d’Alias du duo Brian M Bendis et Micheal Gaydos, Mark Bargley faisant quelques apparitions légères, notamment sur les derniers numéros, dont je ne parlerai pas tant ses rares planches sont anecdotiques.
Alias #1, David Mack aura participé à la renommée du titre, à raison dans ce cas.
Ce récit composé de 28 numéros a été édité entre 2001 et 2004, au sein de la gamme MAX, label mature de Marvel, pour relancer une machine bien trop huilée en perte de vitesse. Le contexte de publication est fondamental, le début des années 2000 est compliqué pour l’éditeur, qui peine à reconquérir son public. Pour ce faire Marvel adopte une stratégie audacieuse, en plusieurs actes : le lancement de cette gamme MAX, label auxiliaire où les auteurs profitent d’un ton résolument adulte sans limites, où les injures et autres cases graphiques sont autorisées. Ils dévoilent aussi l’univers Ultimate, en partie mené par Bendis et son Spider-Man, où ici, les auteurs réinventent les icônes modernisées. Et enfin, la relance des New X-Men par Morrison, qui modifiera aussi l’approche dans le ton et les concepts des titres de l’époque. Vous comprenez déjà que la sortie d’Alias arrive à point nommé, comme une étincelle de la dernière chance. L’éditeur ne s’est pas trompé, Bendis sur Alias, et Daredevil en parallèle, transforme l’essai, sa série est un succès critique et commercial. Elle atteindra même le panthéon de ces rares écrits cultes, à lire absolument, où le consensus qualitatif est unanime. Pour autant, ce monument me manquait, ma lecture s’est achevée très récemment, la frustration finale est immense ! Alias est juste bon, et illustre parfaitement la théorie de la réception, sur la différence entre le texte fixe et la lecture mouvante.
Alias met donc en scène le personnage de Jessica Jones, créée spécifiquement par Bendis, ancienne méta-humaine costumée proche de Carol Danvers, maintenant rangée et détective privé. La construction de la série repose sur une succession d’enquêtes quasi anthologiques au sein d’un univers street à l’échelle humaine. Jessica est une femme à bout, sans motivations ni ambitions mais avec un fond dévoué qui se révélera tout au long des numéros. Ce type de personnage humain, aux considérations humaines, sans doute original au moment de la sortie n’est finalement qu’un archétype de plus en 2017, et l’attachement au cas Jones est bien difficile, tant son comportement « je m’en foutiste » est détestable. Ce désamour pour Jessica passe aussi par l’écriture de Bendis, qu’il est possible de dissocier : les pensées et les dialogues. Les bulles de pensée, procédé narratif éculé, constitue un versant fondamental. Le récit est piqueté par les réflexions de Jessica qui s’interroge, se questionne, tente de prendre du recul, Jessica pense, et pense comme le lecteur, un personnage ordinaire. Le contrecoup de ces bulles utilisées à outrance, c’est bien la lourdeur générale qui se dégage de la lecture, certains passages sont franchement banalement lourdingues. En plus, la liberté offerte par la gamme MAX permet à Bendis de ponctuer et d’abuser du f-word, Jessica jure, jure copieusement, jusqu’à se caricaturer.
Une scène de tous les « fucking » jours, Jessica réfléchit et le « fucking » lecteur s’ennuie, « fuck »
Cependant, là où Bendis maîtrise, ce sont bien les dialogues, et les interactions entre les personnages, bien que j’ai une préférence pour son travail de dialoguiste sur Daredevil. Il applique sur Alias ce qui deviendra plus tard sa marque de fabrique, des échanges naturels, faits de questions / réponses ; cet artifice est aujourd’hui usé, les héros discutent des heures, assis, sans faire avancer les intrigues qui s’étalent sur des dizaines de numéros affreusement vides. Sur Alias, même si certaines discussions s’étirent légèrement, les différents protagonistes restent cohérents et ne tombent pas dans un néant conversé.
Les différentes enquêtes plongent habilement le lecteur dans les à côtés de l’univers Marvel (la vie privée de Captain America, le cas de la mutanité, une Spider-Woman esclave sexuelle droguée, le passé très dur de Jessica), mais les 28 numéros manquent cruellement d’un fil rouge concret, qui m’a privé d’une réelle envie de tourner les pages en continu. L’impression de lire une série recueil, comme un groupement de nouvelles indépendantes, mais dans laquelle les personnages se retrouvent constamment, est notoire. Seul l’arc Purple, le dernier de la série, propose un réel développement, tant sur le passé de l’héroïne que sur son trauma présent. Et là encore, Bendis use d’un stratagème narratif commun de nos jours, briser le quatrième mur, ce moment où les personnages s’expulsent de leur condition de héros de papier et s’adressent directement au lecteur. Pour ne pas marquer la redondance avec les maîtres du genre (Animal Man de Morrison ou encore She-Hulk), Bendis mixe adroitement technique de métafiction et folie de l’Homme Pourpre. Heureusement pour lui, tant cette astuce narrative m’a parue complètement déplacée ici. J’imagine qu’en 2001 cette Odyssée était immense, le style de Bendis novateur, mais de nos jours, où le monsieur est largement imposé dans le paysage, Alias est meilleure que ses Gardiens ou ses X-Men (post Trial of Jean Grey), mais reste seulement agréable, et bien trop somnolente.
Si la série a connu et connait encore un succès, c’est aussi grâce à Michael Gaydos. Pour adhérer au ton parfois réaliste, crasseux mais surtout humain de Bendis, le style de Gaydos se doit d’être suffisamment calme et travaillé pour traduire toutes les banalités et les imprévus de la vie de Jessica. De ce point de vue le contrat est rempli, bien que Gaydos ne fasse pas partie de mon cercle d’artistes favoris. Les personnages sont réalistes, les proportions sont tangibles, comme les expressions et les émotions qui transparaissent sur les visages des protagonistes. L’artiste fait preuve d’un savoir faire incontestable dans la mise en scène, rarement un comics n’aura était si près des médias visuels, notamment la série télévisée. Néanmoins, quelques compositions éclatées, comme un enchaînement parfaitement contrôlé de champs contre-champs, prêtent à confusion. Le lecteur a parfois du mal à saisir le sens premier de lecture, et certaines doubles pages sont étonnamment cadrées. Gaydos fait le choix de centrer ses planches, laissant de larges espaces vides sur les contours, étrange surtout qu’il faut alors déplier le bouquin pour apprécier la lecture.
Une des nombreuses compositions dont je passe sans doute à côté : pourquoi ces très larges bandes noires autour ?
Pour ce qui est du format, la série est éditée dans son intégralité en VF, en deux tomes dans la collection Marvel Select, à un tarif très abordable. La suite, The Pulse, est aussi disponible dans la même collection, et développe la relation naissante entre Jessica et Luke Cage. Relation qui amènera la naissance d’une fille Danielle Cage, l’objet de toutes les convoitises dans les futurs écrits de Bendis de l’époque, New Avengers. Sachez que Jessica Jones est revenue au sein d’une nouvelle série en VO, Bendis retrouve son personnage fétiche, en compagnie de Gaydos aux dessins. Panini ne manquera pas de la publier très prochainement. Ce personnage s’est aussi retrouvé dans l’univers Marvel Netflix. La série, sans être mirobolante, est tout à fait regardable et repose notamment sur la confrontation Jessica / Killgrave. Un show parfait pour compléter la lecture, si vous désirez poursuivre l’expérience.
Les œuvres cultes, idolâtrées par l’ensemble du lectorat sont parfois les plus décevantes. Ce sentiment de dépossession d’une lecture est assez étrange, et l’impression de flou nous laisse miroiter en pensant que nous sommes passés à côté de quelque chose. L’importance du contexte de sortie d’un bouquin, d’un film ou autre, constitue une partie du capital affectif, j’imagine le choc lors de la découverte de cet ovni de papier. Malheureusement pour lui, l’expansion du média et l’essor de l’indépendant, font qu’en 2017, Alias est « juste » le témoin flamboyant d’une époque, qui a perdu de sa saveur au milieu d’un marché actuel surchargé mais incroyablement diversifié.