Jesse Lonergan : « Je pense que les cases, leur enchaînement et leur juxtaposition sont au cœur de la bande dessinée. »

Le dessinateur d’Arca, paru chez 404 Graphic, nous parle de la conception cette œuvre conçue en compagnie de Van Jensen, et en particulier de sa passion pour la mise en page !

For English speakers, please find lower the interview in its original version.


Parcours artistique

Quel a été votre parcours de dessinateur de bande dessinée ?

Jesse Lonergan : Mon premier roman graphique a été publié par NBM ComicsLit en 2007, mais il n’a pas eu beaucoup d’impact. J’en ai fait deux autres avec eux, mais aucun n’a vraiment eu de succès. Après le troisième, j’étais assez désenchanté. Les romans graphiques demandent tellement de temps et d’énergie, et le fait que ce travail passe inaperçu… ça fait mal. J’étais sur le point d’abandonner, mais j’aimais toujours faire des bandes dessinées, et j’ai commencé à faire des choses sans réelle intention, en m’amusant et sans me soucier de savoir si elles seraient publiées ou vues par quelqu’un. C’est ainsi qu’est née une bande dessinée appelée Hedra, sans paroles, aux planches denses, de 48 pages, que j’ai auto-publiée. Elle a été reprise par Image en 2020, a été nominée pour un Eisner pour le meilleur single issue et a attiré beaucoup d’attention au sein de l’industrie américaine de la bande dessinée. Depuis, la bande dessinée est mon métier.

Arca

Comment est né le projet d’Arca créé avec Van Jensen ?

Jesse Lonergan : Lui et moi avons commencé à discuter sur Twitter, et il a eu cette idée pour l’histoire qui est devenue Arca. Il en a parlé à Mark Doyle, qui venait de passer chez IDW, et tout d’un coup, c’est devenu concret.

Arca met en scène un riche univers de Science-Fiction. Comment avez-vous travaillé sur l’élaboration de cet univers ? Sur les designs de personnages ? Sur l’architecture de l’arche spatiale ? Cela a-t-il représenté un travail préparatoire conséquent ?

Jesse Lonergan : Dans le cas d’Arca, l’un des principaux éléments narratifs était que tout se déroulait à l’intérieur du vaisseau, et j’ai donc cherché à obtenir cette impression de confinement. J’ai constitué une bibliothèque d’images, d’intérieurs de sous-marins, de vieilles publicités de voyages aériens, etc. et j’ai ensuite dessiné le monde à l’intérieur du navire. Pour les personnages, Van avait son cahier des charges, et je crois que j’ai fait huit versions de chacun d’entre eux. Nous avons fait des allers-retours avec notre éditrice Maggie Howell jusqu’à ce que nous ayons trouvé le bon feeling. Il a fallu environ deux mois de préparation.

L’une des caractéristiques de vos planches est l’utilisation des cases. Vous variez les formes, les tailles, les dispositions, certaines découpent un unique dessin. Expliquez-nous ce travail et son apport narratif.

Jesse Lonergan : Je pense que les cases, leur enchaînement et leur juxtaposition sont au cœur de la bande dessinée. C’est ce qui me fascine dans ce médium. J’aime baser mes pages sur une grille dense, avec Arca, une grille de 5×8, quarante cases. Cela crée un ordre et une hiérarchie dans la page. Cela me permet de mettre l’accent sur une case plutôt que sur les autres et d’avoir un sentiment de « jeu » dans le travail.

Vous aviez totale liberté pour la mise en page d’Arca ou Van Jensen vous a-t-il donné des directives précises ?

Jesse Lonergan : J’avais une liberté totale. Le scénario de Van prévoyait probablement six à huit cases par page en moyenne, et j’en rajoutais presque toujours. Au début, j’ai fait une sorte de « test » : Van écrivait une page de cinq cases et je la dessinais en vingt cases ou quelque chose comme ça, juste pour voir ce que lui et Maggie en diraient. Ils étaient d’accord, alors j’ai senti que je pouvais faire ce que je voulais en termes de mise en page.

En plus du jeu sur les cases, vous jouez avec les différents plans : zoom, plan large, …On sent une véritable inspiration cinématographique. Est-ce bien le cas ?

Jesse Lonergan : Je pense que l’influence des films est indéniable, mais je ne pense pas que mon travail de composition soit particulièrement différente de celui des autres artistes. Je ne suis pas sûr qu’il y ait quoi que ce soit dans mes planches qui ne figure pas dans « 22 Panels that Always Work de Wally Wood » ou dans « How to Draw Comics the Marvel Way ». En ce qui concerne les films, je m’inspire plus du montage que d’autre chose. L’enchaînement des plans et des images. J’ai l’impression que lorsqu’on regarde une scène de combat dans un film des années 60, il s’agit souvent d’un long plan statique de deux personnes se frappant l’une l’autre. Dans les films modernes, les scènes de combat comportent de nombreux plans rapides. Cela les rend plus dynamiques, et j’essaie de m’en inspirer dans mon travail. Ce qui est écrit dans le scénario comme une seule case, j’en utiliserai plusieurs. Je peux ajouter d’autres étapes à une action ou d’autres aspects de la scène.

D’un autre côté, le film comporte tellement d’aspects qui n’existent pas dans la bande dessinée, le son, le mouvement, le temps, que si je m’inspire d’un film, je pense généralement à la manière dont un effet pourrait être créé dans la bande dessinée. Le montage cinématographique peut être utilisé pour créer une ambiance dans un film. Comment cet effet peut-il être créé dans la bande dessinée ? C’est la même chose pour la musique. Comment l’ambiance ou le sentiment évoqués par une chanson peuvent-ils être évoqués par une bande dessinée ?

Comment travaillez-vous sur l’élaboration d’une planche ? D’abord sous forme de storyboard ? Puis vous dessinez ? A l’instinct ? Etes-vous du genre à recommencer plusieurs fois une planche ?

Jesse Lonergan : Pour chaque projet, j’ai une grille sur laquelle je base la page, et c’est là que je commence. Je dessine la grille en petit, 3×5 cm peut-être, et je commence à décomposer l’action en cases. À ce stade, je ne dessine pas grand-chose. Il s’agit principalement de carrés et c’est en grande partie inintelligible pour les autres. Une fois que j’ai l’impression d’avoir saisi l’idée de la mise en page, je passe à la taille réelle, je la mets en page et je commence à dessiner. En général, je ne redessine pas beaucoup chaque case.

On peut dire votre dessin est à la croisée de la bd européenne par son trait et américaine par sa mise en page. C’est un résumé qui vous convient ? Quelques sont vos influences en termes de BD ?

Jesse Lonergan : J’ai l’impression de me situer quelque part entre la bande dessinée indépendante et la bande dessinée mainstream aux États-Unis, et il est donc logique que mon travail se situe quelque part entre la bande dessinée américaine et la bande dessinée européenne. Je ne sais pas si je pourrais le décomposer de manière aussi précise qu’une ligne européenne et une mise en page américaine. Tout y passe… Frank Miller, Will Eisner, Chris Ware, Jack Kirby, Akira Toriyama, Moebius, Katsuhiro Otomo, Mike Mignola, Alex Toth, Joe Kubert, Winsor McKay. Eleanor Davis est une artiste plus récente que j’aime beaucoup. Son livre How to Be Happy m’a vraiment sorti de l’ornière en ce qui concerne ma façon de penser les bandes dessinées.

Patricio Delpeche est un remarquable coloriste qui installe de très belles ambiances. Comment avez-vous collaboré avec lui ?

Jesse Lonergan : J’ai souvent fait mes propres couleurs, sans trop savoir exactement ce que je faisais, donc c’était bien de travailler avec quelqu’un comme Patricio, qui est vraiment compétent. Je connaissais son travail grâce à Strange Skies Over East Berlin, et j’ai été ravie que notre éditrice, Maggie, nous mette en contact. J’étais sur le point de terminer ou j’avais terminé mon encrage lorsqu’il a été engagé, et il ne restait plus qu’à envoyer les fichiers couleur et à prendre des notes avec Van, mais il a fait un travail tellement fantastique qu’il n’y a eu que très peu de notes.

Vous travaillez actuellement sur Man’s Best pour Boom!Studios. Vous pouvez nous en dire un mot ?

Jesse Lonergan : Pornsak Pichetshote, l’auteur, décrit Man’s Best comme Homeward Bound dans l’espace, ce qui, à mon avis, le résume assez bien. C’est l’histoire de trois animaux de soutien émotionnel qui sont séparés des leurs sur une planète étrangère et qui doivent partir à leur recherche. Cela a été très amusant. J’aime travailler avec un scénariste, car cela me permet de me consacrer à 100 % à l’art. J’ai également apprécié de travailler avec Jeff Powell, qui s’occupe du lettrage.

Avez-vous d’autres projets de bandes dessinées ?

Jesse Lonergan : J’ai toujours plusieurs choses en cours. Le plus important est ce roman graphique de trois cents pages sur lequel je travaille depuis quatre ans. Il semble que j’aie trouvé un éditeur et j’espère qu’il sortira l’année prochaine. Il y a aussi des choses plus petites comme des couvertures et des histoires courtes. Et je vais bientôt commencer une nouvelle série, mais elle n’a pas encore été annoncée. L’une des choses les plus frustrantes dans la bande dessinée, c’est qu’on ne peut pas vraiment parler des choses sur lesquelles on travaille au moment où on travaille vraiment dessus.

Man’s Best #1

Quels sont les bandes dessinées que vous lisez actuellement ? Des coups de cœur ?

Jesse Lonergan : Je ne suis pas très doué pour suivre les bandes dessinées actuelles, mais j’ai vraiment apprécié Rare Flavours de Ram V et Felipe Andrade. La mini-série Peacemaker Tries Hard de Kyle Starks était très amusante. J’ai également eu un coup de cœur pour Paul Grist ces derniers temps, en relisant Kane et d’autres de ses œuvres. Benji Nate est un dessinateur que j’ai découvert récemment, avec un livre intitulé Hell Phone et un autre intitulé Catboy (il y a une tonne d’autres choses que je n’ai pas encore lues), que j’ai adorés tous les deux.

Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Jesse Lonergan pour sa disponibilité et sa grande gentillesse !


The cartoonist of Arca talks to us about the conception of this work conceived with Van Jensen, and in particular about his passion for page layout!

Artistic Path

How did you become a comic artist?

Jesse Lonergan : My first graphic novel was published by NBM ComicsLit in 2007, but it didn’t have much of an impact. I did two more with them, neither of which were really successful. After the third one, I was pretty disenchanted. Graphic novels take so much time and energy, and for the work to go unnoticed… it hurts. I was kind of on the edge of quitting, but I still loved making comics, and I just started making stuff with no real intention, having fun and not caring if it would get published or be seen by anyone. Out of that came a comic called Hedra, wordless, densely paneled, 48 pages, which I self-published. It was picked up by Image in 2020, got nominated for an Eisner for best single issue, and got a lot of attention within the U.S. comics industry. Comics has basically been my job since then.

Arca

How did the Arca project with Van Jensen come about?

Jesse Lonergan : He and I started chatting on Twitter, and he had this idea for the story that became Arca. He mentioned it to Mark Doyle, who had just moved to IDW, and suddenly it became a reality.

Arca features a rich science-fiction universe. How did you go about creating this universe? On character designs? On the architecture of the space ark? Was there a great deal of preparatory work involved?

Jesse Lonergan : With Arca, one of the big narrative elements was that everything was set inside the ship, so I worked to get that contained feeling. I built a library of images, submarine interiors, old air travel ads, etc., and then did drawings of the world within the ship. For characters, Van had his character briefs, and I think I did eight versions of each. We went back and forth with our editor Maggie Howell until we got the right feel for them. It was probably two months of prep.

One of the hallmarks of your illustrations is the use of panel frame. You vary shapes, sizes and layouts, and some of them cut out a single drawing. Tell us about this work and its narrative contribution.

Jesse Lonergan : I think panels, their sequence and juxtaposition, are at the core of comics. It’s what is compelling about the medium for me. I like basing my pages off of a dense grid, with Arca, a 5×8, forty-panel grid. It creates an order and heirarchy within the page. It allows me to give clear emphasis to one panel over others and have a sense of ‘play’ in the work.

Did you have total freedom for the layout of Arca, or did Van Jensen give you precise guidelines?

Jesse Lonergan : I had total freedom. Van’s script probably listed six to eight panels per page on average, and I almost always added more. Early on I did a sort of ‘test’ where Van wrote a five-panel page and I drew it as twenty panels or something, just to see what he and Maggie would say. They were cool with it, so I felt like I could do what I wanted in terms of layout.

As well as playing with the panel frame, you play with the different shots: zoom, wide shot, etc. We can feel a real cinematographic inspiration. Is that really the case?

Jesse Lonergan : I think the influence of film can’t be denied, but I don’t think my in-panel composition is particularly different from other artists. I’m not sure there’s anything in my panels that isn’t in Wally Wood’s 22 Panels that Always Work or How to Draw Comics the Marvel Way. From film, I draw more on the editing than anything else. The sequence of shots and the sequence of images. I feel like when you look at a fight scene from a movie in the 60s, it’s often a static long shot of two people punching each other. In modern movies, fight scenes will have a lot of quick shots. It makes it more dynamic, and I try to bring some of that to my work. What is written in the script as one panel, I’ll use a number of panels for. I might be adding more steps for an action or more aspects of the scene.

On the other hand, film also has so many aspects that just don’t exist in comics, sound, movement, time, that if I look at film for inspiration, I generally think of how an effect could be created in comics. Film editing can be used to create a sense of mood in film. How can that effect be created in comics? It’s the same with music for me. How can the mood or feeling evoked by a song be evoked by a comic?

How do you go about creating a panel? First as a storyboard? then you draw? By instinct? Are you the kind of person who restarts a panel several times?

Jesse Lonergan : For every project I have a grid that I base the page on, and that’s where I start. I draw the grid small, 3x5cm maybe, and start breaking down the action into panels. I don’t really draw that much at this point. It’s mostly just squares and is mostly unintelligible to anyone else. Once I feel I’ve got the idea for the layout for the page down, I go to full size, lay it out and start drawing. I generally don’t do much redrawing of individual panels.

It’s fair to say that your drawing is at the crossroads of European comics in terms of line and American comics in terms of layout. Is that a good summary? What are your influences in terms of comics?

Jesse Lonergan : I kind of feel like I’m somewhere in between indie and mainstream comics in the U.S., so I guess it makes sense that my work would fall somewhere between U.S. and European comics. I don’t know if I’d break it down as specifically as the linework of Europe and layouts of the U.S. I feel like I’m pretty omnivorous in my influences. It all goes in… Frank Miller, Will Eisner, Chris Ware, Jack Kirby, Akira Toriyama, Moebius, Katsuhiro Otomo, Mike Mignola, Alex Toth, Joe Kubert, Winsor McKay. Eleanor Davis is a newer artist who I really like. Her book How to Be Happy really got me out of a rut in terms of how I thought about comics.

Patricio Delpeche is a remarkable colorist who creates beautiful atmospheres. How did you work with him?

Jesse Lonergan : I’ve mostly done my own colors, and I don’t really know what I’m doing, so it was nice to work with someone like Patricio, who’s really skilled. I knew his work from Strange Skies Over East Berlin, and was excited when our editor, Maggie, connected us. I was either very close to the end or finished with my inks when he was brought on, and then it was just a matter of him sending in the color files and Van and I making notes, but really he did such a fantastic job, there were very few notes.

 Projects and readings

 You’re currently working on Man’s Best for Boom!Studios. Can you tell us a bit about it?

Jesse Lonergan : Pornsak Pichetshote, the writer, describes Man’s Best as Homeward Bound in space, which I think sums it up pretty succinctly. It’s the story of three emotional support animals who get separated from their people on an alien planet and must search to find them. It’s been a lot of fun. I like working with a writer because it lets me give 100% to the art. It’s also been great to work with Jeff Powell who’s doing the lettering.

Are you working on any other comic book projects?

Jesse Lonergan : I’ve always got multiple things going on. The big thing is this three-hundred-page graphic novel that I’ve been working on for the last four years. It looks like I have a publisher lined up, and my hope is that i twill come out next year. There’s also smaller stuff like covers and short stories as well. And I’ll be starting a new series in a bit, but it hasn’t been announced yet. One of the frustrating things about comics is you can’t actually talk about the things you’re working on when you’re actually working on them.

What comicbooks are you currently reading? Any favorites?

Jesse Lonergan : I’m pretty bad about keeping up with current comics, but I’ve really been enjoying Rare Flavours by Ram V and Felipe Andrade. Kyle Starks Peacemaker Tries Hard mini-series was a lot of fun. I’ve also been on a Paul Grist kick of late, rereading Kane and some of his other stuff. Benji Nate is a cartoonist who recently became aware of, a book called Hell Phone and another called Catboy (there’s a ton of other stuff I haven’t gotten to yet), both of which I loved.

Interview made by email exchange. Thanks to Jesse Lonergan for his availability and his great kindness.