Depuis quelques années, les lecteurs sont témoins, et en un sens acteurs, d’une certaine mouvance au sein de l’industrie du comicbook. Alors que les « Big Two » semblent s’enliser dans une boucle sans fin à grand coup de renumérotations et de relances fictives, c’est bien du côté de l’indé que se cachent les vraies perles ; que ce soit chez Image ou d’autres éditeurs comme Dark Horse, Valiant, Top Shelf et autres. Et s’il y a bien un auteur qui s’inscrit parfaitement dans cette tendance, c’est assurément Jeff Lemire. En effet, l’artiste canadien multiplie les séries à succès et excepté quelques « ratés » chez les deux géants historiques, sa carrière force déjà le respect. Nous allons donc revenir ici sur l’une de ses œuvres les plus personnelles, Essex County, lancée en 2009 chez Top Shelf Production. D’ailleurs 2009 est le bourgeonnement de ce que sera Lemire par la suite, en effet il lance en quasi simultané : Essex County, Sweet Tooth et The Nobody, trois séries indépendantes fondatrices pour le scénariste.
Au cours des différents volumes qui composent la série, 3 principaux et deux histoires supplémentaires indépendantes, Jeff Lemire va nous dépeindre le destin croisé de plusieurs personnages qui ont pour seul lien, du moins au départ, la bourgade d’Essex County, petite communauté rurale de l’Ontario au Canada. Jeff Lemire est donc canadien et originaire de ce même village. On discerne aisément l’influence de sa nationalité sur son œuvre en général : le Hockey sur glace, sport national au Canada ou encore la dualité entre la campagne d’Essex County et l’immensité de la Ville de Toronto sont au cœur de la narration. Cette œuvre illustre à la perfection le style et les thématiques propres à Lemire. On les retrouvera ensuite partout et elles ne le quitteront plus, même pour ses travaux chez Marvel ou DC. Que ce soient les réflexions autour de la vieillesse et la mort, les relations fraternelles, la parenté ou encore la solitude, l’œuvre est complète, pesante. Le tout est juste, précis et nous rappellera à tous des moments personnels, réellement vécus. Je ne vais pas revenir sur le parcours des personnages, je vous laisse le plaisir immense de le découvrir par vous-même. Mais le choix des protagonistes n’est pas anodin. Le récit est avant tout humain : on y suit l’histoire d’un jeune adolescent isolé prénommé Lester ; celle de Jimmy, un adulte en perdition et ancienne star du Hockey sur glace ; Lou est un vieil homme sourd et son frère Vince est infirme ; ou encore Anne infirmière à domicile. Le tour de force de Lemire réside, encore une fois, dans l’émotion qui se dégage de chaque page. Certaines scènes sont déchirantes mais sans jamais basculer dans le larmoyant à outrance. Nos tripes sont nouées et des larmes perlent pour les plus sensibles. Lemire nous présente la Vie, dans sa simplicité la plus dure, la plus dramatique. Mais pourtant, il n’oublie pas ces moments heureux qui jalonnent notre existence. Les personnages ne sont pas grandioses, ils sont tels que nous sommes tous les jours, aux instants décisifs de nos vies.
Lemire tisse une toile qui lie toutes ces personnes, comme un secret inavoué. Le lecteur se perd à remonter cette généalogie alambiquée au fils des pages et lorsque le dénouement apparait, on s’amuse à hausser la tête en signe de respect. L’auteur arrive même à nous surprendre.
Cette maestria de la narration est appuyée par un graphisme des plus atypiques. En effet l’auteur assure l’écriture mais aussi le dessin. Ce sera d’ailleurs l’une de ses marques de fabrique sur la plupart de ses œuvres « indé », le monsieur chapote tout. Son trait, pourtant si caractéristique, reste assez déplaisant à première vue. En effet, le dessin est simple, voire simpliste, brouillon, disproportionné et les fonds sont vides. Néanmoins, à la fermeture du bouquin, c’est l’évidence, personne d’autre n’aurait pu illustrer cette histoire. La simplicité est l’un des fondements d’Essex County. Le style graphique est donc en parfaite adéquation avec la narration. La construction grammaticale des phrases est sobre et sincère tout comme le vocabulaire est accessible, le parfait reflet du dessin. Le vide et le silence sont aussi au service de l’écriture, la solitude des personnages n’en ai que plus intense. Finalement, il se dégage une vraie poésie qui embellit largement le périple. Jeff Lemire se permet même quelques compositions de pages réfléchies qui questionnent, autant que les bulles écrites.
Le titre est disponible en anglais, dans une édition complète « The Complete Essex County » pour près de 28€, mais aussi en français, édité chez Futuropolis dans une belle édition à 30€. Le contenu est identique entre les deux éditions, seule votre maîtrise d’une lange ou d’une autre conditionnera votre choix.
Vous l’aurez compris, Essex County est une œuvre intergénérationnelle magistrale à inscrire au panthéon du comicbook indépendant. Jeff Lemire se met à nu et nous dévoile ses peurs, ses interrogations et ses perceptions quotidiennes, comme ce corbeau témoin de l’origine et de la fin, un médiateur entre la vie et la mort. Le lecteur de tout âge ne peut que s’identifier à ces personnages, terriblement humains, rien de plus.