Patricio Delpeche : « J’essaie de rendre une page plus facile à lire grâce à la couleur. »

Le coloriste d’Apparition dans le ciel de Berlin Est dont le travail nous a fasciné, revient sur son parcours de dessinateur-coloriste de bandes dessinées franco-belges ainsi que sur sa colaboration avec Lisandro Estherren !

For English speakers, please find lower the interview in its original version.


Parcours artistique

Comment êtes-vous devenu dessinateur et coloriste de bande dessinée ? Vous travaillez depuis plusieurs années avec des éditeurs et des scénaristes français. Comment en êtes-vous venu à travailler sur des projets de bande dessinée franco-belge ?

Patricio Delpeche : J’ai toujours beaucoup travaillé (et quand je dis beaucoup, c’est BEAUCOUP !) donc j’ai souvent plusieurs projets en même temps. Je suis graphiste de profession, et quand j’ai commencé à travailler professionnellement dans le monde de la bande dessinée, j’ai fait les deux en même temps. Je travaillais comme graphiste le matin et le soir je dessinais des histoires courtes pour le marché américain. Lorsque j’ai décidé de quitter définitivement le graphisme, le marché franco-belge m’a particulièrement attiré car les projets sont longs et les horaires plus détendus. C’était un bon moyen de s’acclimater. Un ami commun m’a mis en contact avec JD Morvan et très vite j’ai dessiné ma première BD.

La chambre des merveilles – Scénario : Philippe Pelaez – Dessin & couleurs : Patricio Delpeche – Chez Bamboo

Pour les comics américains, vous faites les couleurs mais pas les dessins. Pourquoi ? Est-ce un choix lié au format de production ou est-ce simplement le hasard des projets ?

Patricio Delpeche : En fait, j’ai commencé à dessiner (et à coloriser) des histoires courtes pour Heavy Metal Magazine, puis j’ai travaillé sur plusieurs livres pour l’éditeur américain Z2 Comics, qui se spécialise dans la réalisation de bandes dessinées liées au monde de la musique. Comme il ne s’agit pas de bandes dessinées à la Batman ou à la Spider-man, il semble que je n’ai pas beaucoup dessiné, mais je n’ai jamais cessé de le faire. Par ailleurs, je suis directeur artistique pour de l’animation 2D, si bien qu’une grande partie de ma production s’est retrouvée sous forme d’animation pour des clips musicaux, des publicités et des courts métrages pour Disney ou même Love+Death & Robots, pour Netflix.
Alors que je travaillais sur de la BD française, certains collègues m’ont demandé si je pouvais les aider à coloriser des projets aux États-Unis parce que le temps pressait et qu’ils n’auraient pas pu le faire eux-mêmes. La première bande dessinée que j’ai colorisée a donc été celle des Tortues Ninja de Teenage Mutant, avec un dessin de Pablo Túnica. J’ai ensuite colorisé mon cher collègue uruguayen Matías Bergara pour un projet en Finlande (pour lequel j’ai également dessiné un volume entier !) et au fil du temps, entre mon travail pour la France et l’animation, coloriser les autres est devenu courant.

Elles se rendent par compte – Scénario : JD Morvan d’après Boris Vian – Dessin & couleurs : Patricio Delpeche – Chez Glénat

Qu’est-ce que le fait que vous soyez également dessinateur apporte lorsque vous colorisez les pages d’un autre artiste ?

Patricio Delpeche : C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je crois que tous les coloristes, même s’ils ne se consacrent qu’à ce domaine, connaissent l’anatomie et les volumes, la perspective, les proportions… des choses qui étaient peut-être plus intrinsèques au dessinateur auparavant. En particulier, j’aime la priorité donnée à la clarté de la lecture. Si la page que je reçois me semble chaotique, j’essaierai de la rendre plus facile à lire grâce à la couleur. Souvent, plus une page comporte d’éléments, moins elle a besoin de couleurs, ce qui permet de mieux distinguer les formes. Mais encore une fois, je ne sais pas si c’est un aspect particulier aux dessinateurs.

Apparition dans le ciel de Berlin Est – Scénario : Jeff Loveness – Dessin : Lisandro Estherren – Couleurs : Patricio Delpeche – Chez 404Comics

Apparition dans le ciel de Berlin-Est

Apparition dans le ciel de Berlin-Est est une bande dessinée aux nombreuses ambiances graphiques, auxquelles vos couleurs contribuent énormément. Comment avez-vous travaillé sur ces ambiances très différentes ? Cela vous a-t-il demandé beaucoup de recherches ?

Patricio Delpeche : Non, je ne fais pas beaucoup de recherches. Les délais de production des bandes dessinées américaines sont très tyranniques, il n’y a donc jamais une seconde à perdre. J’essaie de me fier à mon propre jugement, à mon bon goût, s’il existe. La réponse peut sembler vague, mais elle l’est, aussi mystérieuse que le goût de chacun. Qu’est-ce qui m’a poussé à peindre la créature avec ces couleurs bleues ? Je ne sais pas, mais j’ai essayé et j’ai aimé. Si, lorsque vous revenez en arrière, vous constatez que la page fonctionne, c’est que vous avez fait quelque chose de bien. On n’a jamais le temps de s’arrêter pour réfléchir à ce qui fait que ça marche.

La créature alien est fascinante. Comment avez-vous obtenu cet effet à la fois magnétique et effrayant ? 

Patricio Delpeche : Je voulais que la lumière émane de lui, mais je ne voulais pas d’une créature lumineuse, alors j’ai profité des ombres de Lisandro et j’ai essayé de donner l’impression qu’il était englouti dans la lumière noire. Je pense qu’étant un personnage qui est presque toujours couvert d’ombres et qui en même temps émet une lumière répugnante, ce sont ces mêmes oppositions qui contribuent à le rendre hors du monde.

Votre collaboration avec Lisandro Estherren, qui a un trait très fin, fonctionne parfaitement. D’où vient, selon vous, cette alchimie ?

Patricio Delpeche : Je ne saurais le dire. Mon style de dessin est assez différent de celui de Lisandro, mais je pense que nous sommes d’accord pour dire que nous aimons les mêmes choses. On retrouve dans son travail la main de Breccia, ou de divers artistes italiens tels que Dino Battaglia. Bien que la colorisation soit numérique et que je ne sois pas intéressé par l’apparence de ce qui n’est pas, j’aime travailler avec des textures et des coups de pinceau qui renvoient au moins à une chaleur plus manuelle. Lisandro a un travail très riche en gris avec les lavis qu’il fait et j’essaie de ne pas le perdre avec des effets inutiles ou en ajoutant des volumes avec des lumières et des ombres qui ne sont pas dans le dessin. Parfois je me demande comment quelqu’un d’autre le coloriserait, quelles décisions il prendrait, mais pour l’instant, j’espère que vous êtes d’accord avec moi, nous nous en sortons plutôt bien haha.

Apparition dans le ciel de Berlin Est – Scénario : Jeff Loveness – Dessin : Lisandro Estherren – Couleurs : Patricio Delpeche – Chez 404Comics

Techniques

Comment travaillez-vous techniquement ? Numérique ? De manière traditionnelle ?
Pour certains titres, comme Dune : The Blood of Sardaukar, vous travaillez davantage avec des aplats de couleurs, tandis que sur Apparition ou Sandman, vous utilisez davantage des taches ou des nappes. Comment décidez-vous de la façon dont vous allez coloriser ?

Patricio Delpeche : Je change beaucoup d’un projet à l’autre, oui. Comme je vous l’ai dit, lorsque je travaille avec Lisandro, j’essaie de faire en sorte que la richesse des lavis qu’il réalise ne se perdent pas derrière des effets qui n’apportent rien. Et ce que je mets de mon côté doit accompagner ce geste caractéristique de sa main, où l’on voit coexister en même temps sur la même planche des coups de pinceau, d’encre et de crayon.
Si j’avais tout mon temps, sur un projet court, j’aimerais peut-être essayer de peindre Lisandro à l’aquarelle… ce serait intéressant, non ?

En ce qui concerne DUNE, j’ai pris la décision en fonction de la façon dont le projet m’a été présenté ; il s’agirait d’une maxi-série de 12 numéros avec trois dessinateurs différents. Travailler avec des aplats de couleur permet aux artistes qui utilisent le gris (comme Fran Galán, qui dessine les numéros 5 à 8) d’être aussi bons que ceux qui ne l’utilisent pas (comme Michael Sheffer, qui dessine les numéros 1 à 4) et pour ceux qui ne travaillent qu’en noir et blanc, j’ajoute des ombres, ce qui rapproche un peu les deux styles afin que le lecteur ne ressente pas un saut trop violent d’un numéro à l’autre.

Sandman : Nightmare Country – Scénario : James Tynion IV – Dessin : Lisandro Estherren – Couleurs : Patricio Delpeche – Chez Urban Comics

Projets

Quels sont vos projets actuels et futurs ?

Patricio Delpeche : En ce moment, je travaille toujours avec Lisandro sur Nightmare Country, j’ai rejoint l’équipe de Si Spurrier et Matías Bergara pour la suite de la série CODA, plusieurs fois récompensée, et je dessine et colorise une histoire originale qui sortira bientôt chez IDW.

Lectures

Quelles sont les bandes dessinées que vous lisez actuellement ? Des coups de coeur ?

Patricio Delpeche : Je viens de lire Witches de Daisuke Igarashi, que j’ai beaucoup aimé, comme tout ce qu’il fait. Et j’essaie de lire tout ce qu’écrit James Tynion IV, qui est bien sûr toujours excellent.

Entretien réalisé par échange de mails. Merci à Patricio Delpeche pour sa disponibilité et sa grande gentillesse !


The colorist of Strange Skies in East Berlin, whose work has fascinated us, looks back on his career as a cartoonist and colorist of Franco-Belge comics, and on his collaboration with Lisandro Estherren!

 

Artistic path

How did you become a comic book artist and colorist? You’ve been working for several years with French publishers and scriptwriters. How did you come to work on Franco-Belge comicbook projects?

Patricio Delpeche : I’ve always worked a lot (and when I say a lot, I mean A LOT!) so I often have several projects at the same time. I am a graphic designer by profession, and when I started working professionally in the world of comics, I did both at the same time. I worked as a designer in the morning and at night I drew short stories for the American market. When I decided to leave design for good, the Franco-Belgian market was particularly attractive since the projects are long and the times are more relaxed. It was a good way to acclimatize. A mutual friend put me in touch with JD Morvan and before long I was drawing my first BD.

For American comics, you’ve been doing the colors but the drawings. Why? Is it a choice linked to the production format or is it simply the chance of the projects?

Patricio Delpeche :Actually, I started drawing (and coloring) short stories for Heavy Metal Magazine, and then I worked on several books for the American publisher Z2 Comics, which specializes in making comics related to the world of music. Since it doesn’t come to the fore as a Batman or Spider-man comic, it seems I didn’t draw much, but I’ve never stopped. Also, I am an art director of 2D animation, so a lot of my production ended up in animation format for music videos, commercials and shorts for Disney or even Love+Death & Robots, for Netflix.

While working for France some colleagues asked me if I could help them with the coloring for projects in the US because time was pressing and they wouldn’t get to do it themselves. So the first comic of another that I colored was for the Teenage Mutant Ninja Turtles with a drawing by Pablo Túnica. Then I colored my dear Uruguayan colleague Matías Bergara for a project in Finland (for which I also drew a whole volume myself!) and over time, between my work for France and animation, coloring others became common.

What does the fact that you’re also a cartoonist bring to the table when you color another artist’s pages?

Patricio Delpeche : It’s hard to know. Today I believe that all colourists, even if they dedicate themselves only to that area, know about anatomy and volumes, perspective, foreshortening… things that perhaps were more intrinsic to the cartoonist before. In particular, I like the prioritization of reading clarity over anything else. If the page I receive seems chaotic to me, I’ll try to make it easier to read with color. Many times, the more elements a page has, the fewer colors it needs, so the shapes are better distinguished. But again, I don’t know if that’s a particularly cartoonist look.

Strange Skies Over East Berlin

Strange Skies Over East Berlin is a comic book with many graphic moods, to which your colors contribute enormously. How did you work on these very different moods ? Does this require a great deal of research?

Patricio Delpeche : No, I don’t do much research. Production times in American comics are very tyrannical, so there is never a second to lose. I try to trust my own judgement, my good taste, if that exists. It may seem like a vague answer, but it is so, as mysterious as the taste of each one; What led me to paint the creature with those blue colors? I don’t know, but I tried it and I liked it. If when you go back and see that the page works, you must be doing something right. There is never much time to stop to think about WHAT is that thing that makes it work.

The alien creature is fascinating. How did you achieve this frightening and magnetic effect?

Patricio Delpeche : I wanted light to emanate from him, but I didn’t want a luminous creature, so I took advantage of Lisandro’s shadows and tried to make it look like he was engulfed in black light. I think that being a character who is almost always covered in shadows and at the same time emits a disgusting light, it’s those same opposites that help make him out of this world.

Your collaboration with Lisandro Estherren, who has a very fine line, works perfectly. Where do you think this alchemy comes from?

Patricio Delpeche : I could not say. My drawing style is quite different from Lisandro’s, but I think we agree that we like the same things. One sees in his work the hand of Breccia, or of various Italian artists such as Dino Battaglia. Although the coloring is digital and I am not interested in making it look like something that it is not, I do like to work with textures and brushstrokes that at least refer to a more manual warmth. Lisandro has a very rich work in gray with the ink washes that he does and I try not to lose it with unnecessary effects or adding volumes with lights and shadows that are not in the drawing. Sometimes I wonder how someone else would color it, what decisions they would make, but for now, I hope you stick with me, we’ve been doing pretty good haha.

Techniques

How do you work technically? Digital? Traditional? On certain titles, such as Dune: The Blood of Sardaukar, you work more with flats colors, whereas on Strange Skies or Sandman, you use more spots or layers. How do you decide how to colorize?

Patricio Delpeche : I change a lot from one project to another, yes. As I told you, when I work with Lisandro I try to ensure that the richness of the ink washes that he does are not lost behind effects that add up to nothing. And what I put on my part must accompany that characteristic gesture that his hand has, where brushstrokes and ink and pencil can be seen coexisting at the same time on the same panel.

If I had all the time in the world, on a short project, maybe I’d like to try painting Lisandro with watercolors… it would be interesting, right?

Regarding DUNE, there is a decision that I make based on how the project was presented to me; It would be a maxi series of 12 issues and would have 3 different cartoonists. Working with flat colors helps those artists who use gray (like Fran Galán, who draws numbers 5 to 8) to look just as good as those who don’t (like Michael Sheffer, who draws numbers 1 to 4) and for those who only works in black and white,  I add shadows, bringing both styles a little closer to each other so that the reader does not feel too violent a jump from one issue to another.

Projects

What are your current and future projects?

Patricio Delpeche : Right now I’m still working with Lisandro on Nightmare Country, I’ve joined the team of Si Spurrier and Matías Bergara for the continuation of the multi-award winning CODA and I’m drawing and coloring an original story that will be out soon on IDW.

Readings

What are the comics you are currently reading? Any favorites?

Patricio Delpeche : I just read Daisuke Igarashi’s Witches, which I really liked, like everything he does. And I try to read everything that James Tynion IV writes, which of course is always great.

Interview made by email exchange. Thanks to Patricio Delpeche for his availability and his great kindness.